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Jusqu’à ces derniers temps, le metteur en scène Julien Gosselin et sa compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur, semblaient avoir fait table rase du passé. D' Hilling à Don Delillo, de Bolano à Chaillou en passant par Houellebecq ,sans oublier le Dékalog d’après Kieslowski que l’on espère voir un jour. Gosselin et sa bande, largement issue de l’école du théâtre du Nord, avaient l’air d’avoir signé un abonnement exclusif auprès des écrivains de notre temps. Et voilà que Julien Gosselin signe Le Passé (quel titre!), en puisant dans les écrits de Léonid Andréïev, un écrivain russe du début du XXe siècle, prolixe mais insuffisamment traduit en français. C’était sans compter sur le lobbying que mène auprès de cet auteur l’un de ses traducteurs, André Markowicz.
Seul précédent notoire en France avant Gosselin, le grand Laurent Terzieff. Il avait mis en scène Andréïev pour son premier spectacle sous le titre La pensée, un bricolage entre deux nouvelles. C’était en 1961 au Théâtre de Lutèce, petit théâtre de la rive gauche qui connaîtra une brève (9 ans) mais souvent flamboyante existence. « Il y avait dans cette pièce tout ce que j’attendais du théâtre : le vertige, un troisième œil de visionnaire sur la condition humaine, un sentiment de panique métaphysique » notera Terzieff en prologue à la publication conjointe de la pièce et de la nouvelle (éditions Moraïma, 1996).
Julien Gosselin, soixante ans après Terzieff, bricole à son tour en réunissant deux pièces d’Andréïev, Ekatérina Ivanovna et Requiem, deux nouvelles L’abîme et Dans le brouillard ainsi qu’un autre texte La résurrection des morts, et en en effectuant un montage (l’ordre a plusieurs fois varié). Sans doute y cherche-t-il, lui aussi, un certain vertige et un troisième œil de visionnaire. Mais aussi autre chose. La pandémie et l’urgence climatique rendent la notion de disparition éminemment présente. Certains regardent vers l’avenir, échafaudent des scénarios catastrophes ou des îlots de consolation (c’est le cas du spectacle Fraternité de Caroline Guiela Nguyen). Gosselin, lui, se tourne vers le passé pour se ressourcer en puisant dans le panier garni de la disparition : adieu, nostalgie, oubli, fuite, rupture, deuil et plus si affinités.
Tout est parti d’une vision pendant les dernières répétitions de son spectacle en trois parties d’après les textes de Don Dellillo, celle « de personnages tchekhoviens en redingotes et robes d’époques, semblant attendre la fin du monde ». L’image a fait son chemin : « j’ai réalisé que cette vision était en lien avec l’idée de disparition qui m’émeut toujours ». De fait, ses spectacles parlent de leur propre disparition, ils adviennent comme s’ils revenaient, d’où la nostalgie qu’ils charrient et contribue t à leur musique intérieure si j’ose dire. Gosselin poursuit : « Le fait qu’on annonce constamment la fin du théâtre, comme d’un art finissant, mourant -même si ce n’est pas le cas - résonnait avec l’idée que l’humanité va s’éteindre -avec le changement climatiques ou pour tant d’autres raisons imaginables. ».
Délices de la nostalgie, baume du passé quel qu’il soit. c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes, etc. Tout sauf l’épouvantail du « c’était mieux avant » Et aussi ceci côté spectateurs que nous sommes : voir un spectacle (ceux de Gosselin comme ceux des autres) c’est le voir disparaître sous nos yeux et en avoir déjà la nostalgie. On ne peut parler de lui qu’au passé, on ne peut parler de Le Passé qu’au passé. Splendeur de ce titre à la polysémie galopante. Beauté constante et ascendante du spectacle.
Début: dans la pénombre du plateau, on voit en haut sur un écran, filmé, un vieux décor comme on en fait plus avec un feu de cheminée qui crépite dans l’âtre (mot en voie de disparition). En dessous, moins éclairée, la face extérieure de ce décor, soit les murs de la maison (châssis chers aux décors de théâtre), porte entrouverte et fenêtres. Et, à l’intérieur de la maison, un homme d'aujourd'hui qui filme, près de lui, les deux acteurs en costumes fin XIXe dont on entend d’abord les voix avant de voir leurs corps filmés en direct.
« Les voix retombent, puis remontent tour à tour quasiment jusqu’au cri, elles sont coupées par des pauses brèves mais profondes ; une fois on entend même ces mots : ‘tu mens !’ - que lance, très vite et rageusement , la voix de l’homme » note Léonid Andréïev à la première page d’Ekaterina Ivanovna (traduction André Markowicz). L’homme, c’est Géorgui Dmitrievitch dit Goria. Député à la Douma, tenant entre ses mains le revolver de de son petit frère Alexéï, il poursuit la femme qu’il aime plus que tout, son épouse Ekatérina Ivanovna : « je vais la tuer ! ». Il la rate par deux ou trois fois, on le maîtrise. Scène tragique ? Nullement. Comique ? Presque. Disons tragi-comique, boulevardière sur les bords, mais à la russe : sentimentale.
Andréïev aime jouer avec les situations et passer du chaud au froid. Son mari accuse, à tort, Ekatérina Ivanovna d’avoir un amant. Après cette accusation et ces coups de feu, elle quitte le domicile conjugal avec ses deux enfants et ne tardera pas à en prendra un, d’amant, Mentikov celui-là même que le mari soupçonnait. Puis plusieurs. Belle héroïne effrontée. La fin de la pièce la verra s’exhiber devant ses soupirants et son mari, une extraordinaire scène de débauche mêlant ivresse, désespérance et nudité dans une sorte de tournis.
Victoria Quesnel, l’actrice qui interprète Ekatérina Ivanovna, de bout en bout prodigieuse, joue toute la pièce bouche ouverte comme si l’air manquait à son personnage. Ascendance d’une déchéance. Il serait injuste de ne pas citer les autres actrices et acteurs , tous excellents (la moitié faisait déjà par du spectacle qui fit connaître Gosselin "Les particules élémentaires" (Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Coron, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde). Andréïev écrit un théâtre du dérèglement. Après cette longue et folle scène où la maestria de Gosselin et de sa troupe est à son comble, s’en suit le bref final de l’adieu qui nous empoigne. Très belle pièce. Très belle soiré en apnée dans le fond et les tréfonds du théâtre.
Astucieusement, Gosselin, ne nous livre pas Ekatérina Ivanovna d’un seul tenant. Entre les quatre actes (chacun sa couleur), il insère d’autres textes d'Andréïev qui sont à la fois comme des pas de côté (je est un autre et même des autres) et des éclairages intérieurs.
Sa femme partie avec les enfants, resté seul avec sa vieille mère Vera et voulant à tout prix voir la chambre vide des enfants, Gueorgui est entraîné par son frère et Pavel, son meilleur ami, à sortir vers « la lumière, l’ivresse et le grand large ». C’est la fin de l’acte Un. Et là, sans transition, Gosselin insère une autre et brève pièce, "Requiem", la dernière écrite par Andréïev en 1916.
Nous sommes dans un théâtre à la veille de la première et unique représentation. Donnée devant personne ou plutôt des spectateurs faits de bois peint, des poupées. Le metteur en scène et le peintre dialoguent, arrivent le directeur flanqué de « sa Clarté » personnage masqué et figure primitive et orgueilleuse du sponsor-propriétaire craint par tous et ayant de l’or plein les poches. Il est question souvent de mort , de mort de théâtre. Vers la fin de cette courte pièce, le directeur vacille :« parle ou je t’arrache ton masque » lance t-il. Sa Clarté masqué disparaît. On entend des portes claquer puis c’est le silence. « ...personne n’appelle, il n’y a pas une voix vivante, ce ne sont que les morts qui gémissent, toujours plus angoissés dans leur tombe » dit le directeur en se prenant la tête entre les mains. La mise en scène de Gosselin s’éloigne du symbolisme latent pour jeter la pièce dans les ombres chères au cinéma expressionnistes. Fascinante pièce testamentaire.

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Six mois ont passé quand commence l’acte deux d’"Ekatérina Ivanovna". On se retrouve à la campagne dans le maison de la famille d’Ekatérina avec sa sœur Lisa qui, bientôt, part à Saint Pétersbourg. Mentikov est là, amant d’Ekatérina. Enceinte, elle avorte. Les deux inséparables Alexei et Pavel reviennent de Saint Pétersbourg avec Lisa, émissaires de Gueorgui lequel rôde dans les parages et veut renouer avec son épouse. Elle accepte mais refuse qu’il la touche. Gosselin introduit alors une petite nouvelle d’Andréïev, "l’Abîme". Une histoire d’amour naissante entre deux adolescents Zinotchka (Zina) et Nemovetzki qui se termine tragiquement. Comme souvent chez Andréïev, la nature est très présente et annonciatrice des événements. Le soleil se couche, pour regagner la ville, les deux tourtereaux traversent une forêt. « L’obscurité s’épaississait à un rythme insaisissable » écrit le Russe. Tout est de plus en plus sombre jusqu’à oppresser la jeune fille. Les amoureux en herbe tombent sur trois sales types qui assomment le garçon et violent la jeune fille qu’il laissent comme morte. La nuit tombe, Nemovetsky se traîne jusqu’au corps nu de Zina, l’appelle. « Mais le corps martyrisé restait silencieux. Nemovetzy s’agenouilla, tenant des propos sans suite. Il suppliait, menaçait, il disait qu’il allait se tuer, il secouait la jeune fille étendue, la serrant avec force contre lui, lui enfonçant presque ses ongles dans la chair ». Il l’embrasse, a l’impression que les lèvres de Zina frémissent. Derniers mots : « Pour un instant, la flamme brûlante de l’horreur éclaira son esprit découvrait un abîme noir béant devant lui.Le noir abîme l’engloutit ». Cette exaspération des sens, des êtres et des mots qui traverse tout le spectacle est parfaitement traduite musicalement par les habituels complices de Gosselin : Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde.
A la reprise, après l’entracte, avant le déroulement des deux derniers actes d’"Ekaterina Ivanovna", Gosselin nous laisse aller "Dans le Brouillard", titre d’une nouvelle dont il adapte et condense le texte d’après la traduction de Sophie Benech. L’histoire d’un jeune homme qui s’ennuie, aime vaguement une fille qui ne s’intéresse pas à lui, s’oppose à son bourgeois de père, l’amour que lui porte sa sœur lui pèse. Dans la rue, il croise une vieille prostituée qui l’entraîne dans son gourbi.Il l’appelle Katia (comme le prénom de celle qu’il dit aimer), elle refuse ce sobriquet, se moque de lui, ils boivent. Nue, elle finit par lui dire de foutre le camp, ça crie, le logeur à côté râle, elle saute par derrière sur Pavel qui, saisissant un couteau traînant sur la table, l’enfonce dans le corps de « Katia » puis, le silence revenu, enfonce le couteau dans son propre cœur. Plein d’échos accumulés, le spectacle revient à "Ekaterina Ivanovna" avant que ne surgisse en cours de route un dernier texte d’Andréiev "La résurrection des morts" après le troisième acte. La folle danse finale est comme un bouquet jeté dans la fosse commune d’un monde qui s’en va, que traversa une fiévreuse avant garde et qui ne l’est plus. Comme le temps a passé.
Alors, en reprenant le train (j’ai vu le spectacle lors de sa création à Strasbourg), je me suis souvenu de cette phrase fameuse de Roland Barthes : « Etre d'avant-garde, c'est savoir ce qui est mort ; être d'arrière-garde, c'est l'aimer encore. ». Il est rare, pour ce qui me concerne, d'avoir envie de raconter un spectacle comme je viens de le faire, plutôt que de me livrer et me limiter à sa stricte critique. C'est peut-être parce qu'on les aime ces êtres désaxés qui nous reviennent du passé, d'entre les morts, qu'ils sont si proches de nous. Ah le passé...
Le Passé, spectacle de 4h30 avec entractes, reprise au Théâtre de l'Odéon du 13 sept au 4 oct mer-sam 19h30, dim15h"Ekaterina Ivanovna" suivi de "Requiem" dans la traduction d’André Markowicz vient de paraître aux éditions Mesures, 208p, 20€. "Dans le Brouillard (et autres récits)" dans une traduction de Sophie Benech est paru aux éditions Corti, 506p, 22,80 €, dans le second tome de ses récits.