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Billet de blog 28 novembre 2025

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Le passionnant « Pétrole » de Pasolini porté scène par le puissant Creuzevault

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Scène de "Pérole" © Jean-Louis Fernandez

Il y a des metteurs en scène qui, de spectacle en spectacle, peaufinent une manière qui leur est propre et d’autres, plus rares, qui cassent leur acquis pour chercher ailleurs, bricoler autrement. Chez Sylvain Creuzevault cela porte un nom, c’est l’art du cabajoutis ou du « foutu main », il s’en explique dans le passionnant livre d’entretiens menés par Olivier Neveux qui vient de paraître : « j’aime qu’il reste des traces de mains, j’aime laisser visible comment c’est fait, et jusqu’où c’est fait » (1), un art de « l’inachèvement » et du « troué » qui cerne à merveille le livre sur lequel se fonde son nouveau spectacle Pétrole.

Un titre qui reprend celui du roman monstrueusement (six cents pages) inachevé de Pasolini dans lequel il pioche pour en faire la matière zigzaguante de son spectacle , interprétée par des actrices et des acteurs monstrueux. Citons-les sans attendre et en bloc car ils font bloc et collectivement et bestialement front :Sharif Andoura, Pauline Bélier, Gabriel Dahmani, Boutaïna El Fekkak, Pierre-Félix Gravière, Anne-Lise Heimburger, Arthur Igual, Sébastien Lefebvre. On reconnaîtra là plusieurs complices des précédents spectacles de Creuzevault lequel retrouve dans Pétrole une référence aux Possédés de Dostoïevski, un auteur et un roman qui lui sont chers.

Le livre, à la mort de Pasolini, était réparti en 133 notes et quelques appendices. Il a été publié en l’état, dix sept ans après l’assassinat de l’auteur. Dès la note 3, Pasolini met en scène l’« angélique » Polis et « l’infernal » Thétis qui finissent par se partager le corps de Carlo, « toi tu prends ton corps, et moi je prends l’autre corps qu’il y a dedans ». Les deux Carlo sont donc identiques mais leurs vies, leurs choix, leur ambition détaillées diffèrent voire s’opposent. Pasolini crée ainsi tout un jeu de doubles littéraires de personnes réelles ou pas. Carlo Un va ainsi pénétrer et grimper dans l’ ENI, l’empire pétrolier italien dirigé dans le roman par Ernesto Bononcore, double du réel et puissant Enrico Mattei qui mourra das un accident d’avion et sera remplacé par son collaborateur Eugénie Celis, Aldo Troya dans le roman. Le non moins bourgeois Carlo Deux, dit Karl (Carlo est maître, Karl serviteur), lui se voue aux expériences sexuelles avec des hommes du peuple, magnifique et longue scène sur une terrain vague de la via Casilina (extraordinaire note 55) : Sandro et d’autres venus des quartiers populaires, queue après queue, se succèdent contre rétribution dans la bouche et le cul de Carlo . Et Pasolini de citer Françon Villon : « s’ils n’ayment fors que pour l’argent, /ont ne les ayme que pour l’heure ». Scène longue et intense très théâtralisée par l’exhibition de phallus si je puis dire en carton pâte, éternellement dressés. Loin d’éviter cette longue scène de sexe, Creuzevault s’en délecte. Auparavant, dans le récit, on aura vu Carlo rendre visite à sa mère dans la villa familiale, elle est seule, il se masturbe devant sa mère en train de se maquiller, la jette sur un lit et on le voit « monter sur elle, après lui avoir arraché la culotte » écrit Pasolini. Le bilan (titre de la note 19) est excessif et grandiloquent comme dans une farce: Carlo a eu « des rapports sexuels complets » avec sa grand-mère, sa mère, ses sœurs, les servantes et les gamines du coin.

L’autre Carlo nous emmène au Proche-Orient où le pétrole coule à flots et dans des salons où c’est l’alcool qui coule à flots. A propos de Troya, le patron de la firme pétrolière, Pasolini oppose son caractère « gris et ascétique » à la façon dont il en a décrit le physique et voit dans ce « grouillement ou tourbillon », la « figure structurante de (s)a façon de raconter ». Creuzevault s’approprie ce « grouillement » dans sa façon de mettre en scène, associant un grand écran au dessus de la scène et, au sol, devant une piste d’atterrissage(s) dans tous le sesns du terme , des îlots de jeu en arrière plan du plateau, loin des spectateurs donc, mais filmés de près par une caméra (Simon Anquetil) , et le tout projeté sur l‘écran comme si Pétrole générait la carburation de son écriture scénique. Et, par opposition, engendrait une forte densité scénique lors de scènes purement et simplement théâtrales, ainsi ces deux hommes se parlant assis sur un banc ou ce container descendant des cintres.

Illustration 2
Scène de "Pétrole" © Jean-Louis Fernandez

Pasolini à la suite de ses chapitres sur les Argonautes note que la meilleure façon de le dire aurait été, à l’exemple d’ Henri Michaux dit-il, « d’inventer carrément un alphabet, si possibles de caractère idéogrammatique, et d’imprimer le livre comme ça ». C’est vers un horizon similaire qui sous-tend le travail de Creuzevault tout au long de son jaillissant Pétrole.

Au mitan des notes, au « premier moment fondamental du poème », Carlo se réveille et « voit ce qui lui est arrivé » : il a des seins qui pendent, et plus rien en bas du ventre, il voit « la petite plaie qui était son nouveau sexe », une vulve. Plus loin il décide de se faire castrer, « la liberté vaut bien une paire de couilles » note Pasolini avant de citer Dante : « Ma vie est si suave/ aujourd’hui sans raison/ il s’éloigne de moi/je ne sais quoi de grave... »

Dans sa cent troisième note, Pasolini écrit : « Ici, je sens qu’il est nécessaire de faire, surtout pour même, une remarque. Le système stylistique de mon livre m’empêche (…) d’inventer un personnage dont le départ définitif ou la mort pourrait émouvoir, ou carrément comme je n’ai pas la moindre honte à le considérer comme naturel, faire naître la divine, l’antique, humaine envie de pleurer, violente, inconsolable autant que consolatrice ». Des mots qui semblent avoir été écrits après avoir vu le spectacle de Sylvain Creuzevault.

Théâtre de l’Odéon dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 21 déc. Un spectacle de la compagnie Le . Durée 3h30. Tournée : Comédie de Saint Etienne du 24 au 27 fév, Comédie de Reims du 20 au 21 mai, Théâtre de Vidy-Lausanne du 3 au 5 juin

« Pétrole » tradui par René de Ceccatty est disponinible en collection l’Imaginaire chez Gallimard

"Sérieux - pas s'abstenir" entretiens d'Olivier Neveux avec Sylvain Creuzevault est paru aux Editions Théâtrales

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