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Au centre de la scène, la chaise restera vide. Personne ne viendra s’y asseoir. Que fait-elle là ? Est-elle là comme un oubli ? Attend-elle un corps aimé qui viendra s’y lover un jour peut-être ? S’attarde-t-elle comme un remords ? Une actrice tourne autour d’elle, ne la touche jamais, plus tard elle semblera l’oublier, ou bien, elle disparaîtra. Une actrice dont le nom, lu dans le programme, est tout un poème : Sultan Ulutas Alopé. Est-elle une envoyée spéciale des contes des mille et une nuits, une fille cachée de Shéhérazade ? Mais la voici qui parle français avec la caresse légère d’un accent tout ce qu’il y a de plus délicat et la voici qui fracasse sans remords nos mièvres rêves d’exotisme oriental.
Sultan Ulutas Alopé parle franc et français. Elle dit vivre en France depuis des années, et que la langue française a été pour elle « un gilet de sauvetage ». Entre deux langues, celle de la mère et celle du père ? Sultan Ulutas Alopé (qu’elle plaisir d’écrire ce nom) avait peut être besoin de cet exil pour se rapprocher de la langue du père perçue comme une insulte auprès de bien des Turcs
Le père kurde les a quittées, elles, ses sœurs et leur mère il y a longtemps. Ce n’était pas un mari ni un père exemplaires. Il buvait, jouait, mentait. Il vit maintenant en Asie centrale, parle le russe, s’est remarié mais tout de même, c’est lui le père, il téléphone parfois. Alors, faute de le voir, de le serrer contre elle, c’est sa langue que Sultan Ulutas Alopé va embrasser en l’apprenant. Pas simple. « J’ai porté cette honte pendant une bonne parte de ma vie parce que mon père était de ce peuple. D’avoir honte de ses origines pendant longtemps est capable de nous faire passer à l’autre côté de la ligne. Je parle de la ligne du racisme qui est très fine ».
Elle vient par son père d’une langue qu’elle ne connaît pas et que le pays de son enfance rejette. Alors, dans le troisième pays, elle apprend la langue de l’autre pays, le pays de son père, elle apprend le kurde. Elle apprend ce que veut dire « Tu ji ku derê yi ? », « d’où tu viens ? ». Elle écrit en français - la langue que ne parlent ni sa mère, ni ses sœurs, ni son père - , le texte du futur spectacle titré La langue de mon père, tout en apprenant la dite langue. Une façon de rejoindre ce père par delà l’absence, la distance. « Maintenant j’ai la honte d’avoir eu la honte d'être Kurde » dit-elle, maintenant elle peut parler à son père dans la troisième langue. Elle lui demande dans une langue qu’il ne parle pas : « est-ce que tu es fier de moi ? »
Sans élever la voix, sans agiter les bras, l’actrice qui a étudié au Conservatoire de Paris en tant qu’élève étrangère, se promène sur le plateau comme chez elle pour affronter ce qui la taraude depuis l’enfance. Non la langue turque de sa mère, langue nationale du pays d’où elle vient et qu’elle a apprise à l’école, non le français langue de son pays d’adoption qu’elle parle presque couramment, mais, obsédante la langue de son père, la langue kurde. Elle s’arrête, repart, recommence quelques pas plus loin. Comme une promenade dans sa vie après bien des errements, bien des larmes sans doute. A l’heure des saluts, la chaise a disparu.
Vu au TNS , le spectacle est repris au Théâtre des quartiers d'Ivry du 19 au 23 mars