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« La scène est à Paris », seule indication de Molière en tête du Misanthrope. Et aucune autre par la suite. Dès lors, tout est possible pour le metteur en scène et ses collaborateurs. Georges Lavaudant qui aborde Molière pour la première fois après plus de cinquante ans de carrière, le fait avec son fidèle décorateur et costumier, Jean-Pierre Vergier. Ensemble, ils optent pour situer l’action en hiver et dans un lieu non défini. Pas de salon, pas de fauteuils, pas de guéridon, pas de porte, ni de tentures ni d’alcôves ou tableaux. Pas de perruques non plus. Rien qu’un mur de miroirs tâchés et faisandés par le temps. Quand ce mur tourne sur lui-même, il laisse place à une vaste penderies d’habits de couleurs où personne ne songe à venir mettre le nez. Le sol, lui, semble avoir été balayé par un bourrasque de neige dont il reste, ça et là, des éclats.
Rien d’autre à voir que des être humains et leurs confrontations qui souvent prennent l’allure d’affrontements amicaux, jaloux voire haineux ou amoureux. Célimène (Mélodie Richard), jeune veuve de vingt ans, porte une robe longue sombre dont le sein gauche est recouvert de blanc et celui de droite de noir. Alceste est un homme tout en gris jusqu’à ses cheveux. Lui n’a plus vingt ans depuis un certain temps. Dans ce rôle où s’était illustré naguère le grand Philippe Clevenot, après bien des escapades filmiques et turpitudes théâtrales, Eric Elmosnino, immense acteur, retrouve un rôle à sa mesure, celui d’un personnage sans concessions. Comme Alceste le soutient dès la première scène à son ami Philinte (parfait François Marthouret) : « Et je ne hais rien tant que les contorsions/ de tous ces grands Faiseurs de protestations/ Ces affables Donneurs d’embrassades frivoles/ Ces obligeants Diseurs d’inutiles paroles ».
On aura très vite la preuve de ces dires avec la scène suivante, celle du fameuse du sonnet d’Oronte (merveilleux Aurélien Recoing) qui en pince pour Célimène. Le sonnet en est parfaitement un, Philinte en convient. Sincère ou hypocrite ou un peu des deux, il ose « Ah ! Qu’en termes galants ces choses là sont mises », ce à quoi l’intransigeant Alceste réplique « Morbleu, vil Complaisant, vous louez des Sottises ? » D’autres soupirants de Célimène comme Clitandre (Luc-Antoine Diquéro) bientôt font leur entrée. Quand Alceste demande à Célimène ce qu’il a de plus « qu’eux tous » , elle répond « le bonheur de savoir que vous êtes aimé ». Mais cela ne lui suffit pas. « Morbleu faut-il que je vous aime » s’exclamera Alceste un peu plus tard, passablement irrité.
Tout pourrait s’arrêter là, mais Alceste veut tout et veut donc que Célimène le suive loin de tout, loin de ce monde qu’il abhorre mais dans la fréquentation duquel elle aime séduire, être désirée et faire preuve d’une langue acérée comme on le verra dans la scène ourlée de jeux de société avec les courtisans Clitandre et Acaste (Mathurin Voltz). C’est alors que Molière fait intervenir d’autres prétendantes au cœur d’Alceste dont l’entièreté de caractère intrigue. Cela fascine mais cela effraie tout autant, l’offensive Arsinoé (Astrid Bas) et la plus discrète Eliante (Anysia Mabe). Autant de scènes très vives (comme ce jeu des portraits auquel se livre Célimène avec talent), autant de scènes enjouées avec lesquelles Molière use à merveille de cet « art des retardements » comme le souligne finement Lavaudant.
Eliante finira par donner sa main à Philinte après que Célimène, forte de ses vingt ans et d’une vie devant elle, refusera de « renoncer au monde avant que de vieillir » en refusant à Alceste d’aller s’« envevelir » dans ce « Désert » auquel il aspire, cet « endroit écarté » loin de toute société humaine, loin de Paris. Nul heureux dénouement, nul retournement in extremis de situation. Lavaudant éclaire ses acteurs dans tous les sens du terme (pour ce qui est des projecteurs il est accompagné par Cristobal Castillo-Mora). A la fin, Alceste reste seul et s’en va, loin d’un monde qui n’est pas fait pour lui. « Voici l’hiver de notre mécontentement » pourrait-il dire comme le Richard III de Shakespeare.
Créé la cité européenne du théâtre au Domaine d’0 de Montpellier le spectacle est repris du 12 au 20 mars à Paris au théâtre de l’Athénée.