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Billet de blog 29 novembre 2016

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Trois jours durant, les murs du Théâtre des Bouffes du Nord ont parlé

Entouré des compagnons de l’aventure, Peter Brook voulait faire revivre et surtout partager avec ceux qui l’ont ou pas traversée, l’aventure que fut celle de son groupe (mouvant) dans ce lieu élu qu’est Les Bouffes du Nord, depuis la découverte miraculeuse de ce théâtre brûlé et oublié. Cela s’appelait « Les murs parlent » et, de fait, les murs avaient beaucoup à dire.

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Illustration 1
Détail de l'un des murs du Théâtre des Bouffes du nord © Patrick Tourneboeuf

Les jambes un peu fléchies par l’âge (91 ans), la voix fluette, adoucie et comme enchantée par une légère pointe d’accent anglais, Peter Brook s’avance au centre de l’amorce de cercle que dessine le lieu (le cercle est l’espace du théâtre brookien par excellence). Il est de plain pied avec le public, rapport fondateur du théâtre des Bouffes du Nord réaménagé depuis sa découverte.

Le temps et le rire

Micro en main, Brook parle. Comme toujours, de choses simples. Cette fois, de la représentation. Du mot « représentation », ce que cela veut dire la « « re-présentation ». L’étrangeté qu’il y a dans ce « re », ce retour, et le « présent » du théâtre. En quelques phrases, voici que le temps du théâtre abolit tous les autres, il n’y a plus de passé, de présent, d’avenir, mais un temps unique, suspendu, aérien et terrien à la fois, ouvrant des gouffres avec le sourire, crapahutant à tâtons dans les mystères. Ce n’est pas un hasard si l’un des livres de Peter Brook a pour titre Oublier le temps.

Plus tard, Peter Brook dira que le rire au théâtre – qui, avec délicatesse, nous attend si souvent au coin de ses spectacles – est comme un refuge, une réponse voire un pied de nez de destruction massive. Et on a beaucoup ri, souri durant ces trois jours où le temps était non arrêté mais comme en lévitation. Trois jours durant, les murs des Bouffes du Nord, qui n’ont pas la mémoire courte, nous ont parlé. « Les murs parlent, échos d’un travail » était le titre de cette manifestation sans précédent, semble-t-il, proposée par Peter Brook et sa collaboratrice Marie-Hélène Estienne.

Ce fut un caravansérail de souvenirs, un chapelet d’émotions soudaines, une fraternité de tous les instants. Le public était équilibré : beaucoup de jeunes – souvent carnet et stylo en main, faisant provision pour l’hiver – beaucoup d’anciens spectateurs. Sur le côté droit de la scène, quelques chaises et, à hauteur du cadre de scène, un écran où projeter des bribes souvent usées, parcellaires. La longue histoire de ce lieu commença officiellement en 1974 avec la mise en scène de Timon d’Athènes. Peter appela son Timon, il était là, dans la salle. François Marthouret aux superbes cheveux blancs s’avança et, volubile, raconta comment le spectacle fit la jonction entre deux groupes d’acteurs, ceux de Jean-Pierre Vincent, venus de France, ceux de Peter Brook venus de partout, comment les exercices communs du matin scellèrent des liens.

Le lieu juste

L’histoire avait commencé quatre ans plus tôt quand Micheline Rozan et Peter Brook pénètrèrent dans cet antre – Micheline Rozan, retirée des affaires du monde, avait tenu à honorer de sa présence ces trois jours exceptionnels. Ils y pénétrèrent comme des intrus par une petite ouverture, un goulot d’étranglement, et la découverte qu’ils firent n’est comparable qu’à celle des archéologues découvrant la tombe de Toutânkhamon en haute Egypte : la stupeur face à ce que l’on pressent être un trésor. Traduit en langue brookienne, cela veut dire : le lieu juste.

Jean-Claude Carrière, fidèle compagnon, présent les trois jours et fournisseur attitré d’anecdotes en forme de contes, raconta comment il fit la visite des lieux avec Peter Brook. Après avoir marché courbés dans le goulot, ils débouchèrent dans le grand espace vide où la lumière du jour pénétrait par des verrières. Un clochard se tenait là au milieu des gravats, des chiures d’oiseaux, des poussières accumulées. Comme le gardien des lieux, il les accueillit avec bienveillance, leur proposa un verre de vin. Et, soulevant une bâche, il puisa dans sa « cave », une bouteille de... Pommard.

Chacun des trois jours, six ou huit heures durant, tournait autour d’un programme détaillant trois points d’instances de la démarche brookienne. Le samedi 26 « Le cerveau, exploration d’un monde inconnu », le dimanche 27 « Comment faire éclater la forme traditionnelle ? » (c’est-à-dire l’opéra et les pièces du répertoire de Shakespeare à Tchekhov), et le lundi 28 « Découverte d’un monde ailleurs » (l’Afrique, l’Inde, etc.). C’était à la fois organisé et désorganisé, le tout donnant un air amical d’improvisation permanente, laissant le silence, si cher à Brook, prendre ses aises devant des salles archi-pleines et offrant la parole à la salle quand elle le souhaitait. Certains spectateurs évoquèrent des souvenirs qui ont bouleversé leur vie, un jeune homme raconta avoir découvert un spectacle de Brook il y a seulement un an et manifesta son avidité à en savoir plus. Alain Touraine, dans la salle, prit le micro pour situer avec force le théâtre de Brook dans notre époque, « trumpeuse », aurait-il pu dire. Une femme raconta qu’après avoir vu le Mahâbhârata adolescente, elle et ses copines jouèrent des soirées entières à refaire la scène de l’héroïne aux yeux bandés.

Carton et godillot

Il y eut des moment de grâce comme ce premier jour (je n’y étais pas, on m’a raconté) où un neurologue se mit à chanter, entraînant dans son sillage la parole retrouvée de Maurice Bénichou, comédien phare de l’aventure comme le furent Bruce Myers et Miriam Goldschmidt qui, ensemble le troisième jour, des dizaines d’années après, retrouvèrent la parole inventée par Ted Hugues, pour Orghast, un spectacle au long cours, mais sans lendemain, que Peter Brook créa au Festival de Persépolis (Iran) en 1971. C’était avant l’ouverture des Bouffes du Nord. Ce détour avait été entraîné par l’évocation des Iks (inspiré du livre de Colin Turnbull adapté par Jean-Claude Carrière, 1975), spectacle qui fut engrossé par le long voyage que Brook et toute la troupe – ce ne fut jamais l’aventure d’un homme seul mais de tout un groupe ; Brook y insista plusieurs fois – effectuèrent en Afrique, improvisant des saynètes sur les places terreuses de village. On en vit un écho filmé : deux acteurs improvisent (Yoshi Oïda et Bruce Myers) autour d’une boîte en carton et d’une paire de godillots.

Du spectacle des Iks lui-même, il ne reste rien, semble-t-il, hormis un insensé document : nous sommes dans le désert australien, les acteurs évoluent devant un public assis par terre où se mêlent autochtones aborigènes et des hippies chevelus de passage. Les acteurs jouent mais on les entend mal, la bande-son est pourrie, l’image délavée et, de plus, les voix sont recouvertes par une voix off japonaise tonitruante. Grandeur et misère de la mémoire théâtrale qui n’est jamais si mémorable que lorsque les éléments qui entendent la préserver sont presque effacés, au bord de l’illisibilité.

Jean-Guy Lecat, fée technique de l’aventure vagabonde, raconta comment en jouant à travers le monde dans des lieux qui n’étaient pas des théâtres, Brook et lui en aménagèrent plus d’un, près de deux cents ; la plupart, comme le Réservoir de gaz de Copenhague, étant restés des lieux de théâtre. Irina Brook (la fille de Peter de de Natacha Parry) lut en anglais un sonnet de Shakespeare et la frêle Shantala Shivalingappa (merveilleuse Ophélie dans The Tragedy of Hamlet, 2000) en lut la traduction. Miriam Goldschmidt, là depuis les Iks, rêva à voix haute, le balinais Tapa Sudana (acteur, entre autres, du Mahâbhârata) fit le show en mettant devant son visage l’image électronique d’un vieux masque balinais affichée sur son Ipad.

« Cela sera aussi long que cela sera »

Il y eut encore le géant Bakary Sanguaré (aujourd’hui à la Comédie-Française) racontant comment à la pause, alors qu’il répétait La Tempête (1990, il jouait Ariel !) ou Qui est là (1995), il alla dans une épicerie et se retrouva menotté par des flics croyant sans doute mettre la main sur un vendeur de shit à la sauvette. Il y eut ces images venues de La Tempête où le Prospéro-griot Sotigui Kouyaté sembla revenir d’entre les morts pour nous parler, ou ces autres, extraites de la version filmée du Mahâbhârata, où Sotigui est sur scène aux côtés de l’acteur emblématique de Jerzy Grotowski, Ryszard Cieslak, un Grotowski qui, sur cette mème scène des Bouffes du Nord aux murs bordés de reconnaissance, donna, en présence de Brook, son premier cours lorsqu’il fut nommé professeur au Collège de France.

Une fois encore (mais on ne s’en lassera jamais), Jean-Claude Carrière raconta comment « Peter » et lui furent initiés au Mahâbhârata, épopée indienne populaire en Inde mais qui était méconnue en France hormis par une poignée de spécialistes. Ils allèrent consulter l’un d’entre eux, Philippe Lavastine. Après le premier soir, Lavastine n’en était qu’aux premiers balbutiements, ils revinrent un autre soir, puis beaucoup d’autres. L’un des derniers soirs, rue Saint-André-des-arts, en sortant de chez Lavastine, Brook prononça deux phrases que Carrière n’a jamais oubliées : « on le le fera quand on le fera », puis « cela sera aussi long que cela sera ». Ce fut toute une nuit à la carrière Boulbon au Festival d’Avignon 1985, un lieu de plus. 48 mètres linéaires de costumes et 176 caisses se souvient encore Jean-Guy Lecat.

De la terre au béton

Que reste-t-il d’Orghast, des Iks, de Timon d’Athènes ? Aucun film à part entière, aucune captation. Il en va de même des spectacles de Grotowski ou de Planchon (ces deux-là se méfiaient des traces laissées sur la pellicule, trompe l’œil fallacieux de la présence théâtrale). C’était une autre époque. L’évolution des techniques, le goût de Brook pour le cinéma font que les spectacles moins anciens ont donné lieu à des œuvres filmiques. C’est le cas du Mahâbhârata mais aussi de La Cerisaie de Tchekhov et ce n’est pas sans un certain pincement que, le second jour, on vit Peter Brook, assis à deux mètres de l’écran, regarder son épouse défunte Natacha Parry quitter à jamais sa cerisaie achetée par Lopakhine pour en faire des lotissements. Peter Brook, lui, a cédé son théâtre à de nouveaux directeurs, après avoir laissé bétonner le sol des Bouffes du Nord, recouvrant à jamais sa poussière d’or.

Un autre beau moment fut justement celui où Chloé Obolenski (l’auteur des « éléments scéniques et costumes », comme il est indiqué dans les génériques) raconta comment, pour La Tragédie de Carmen (1981), elle fit venir trois sortes de terre qu’un camion déversa par tonnes devant la porte du théâtre. Ce sol aux couleurs chaudes de Carmen allait être comme le prélude au(x) rouge(s) des murs des Bouffes tels qu'on les voit encore aujourd’hui (voir photo) et que l’on croirait sortis d’un tableau italien datant de plusieurs siècles. Ces murs, par bonheur, porteurs de traces, de cicatrices, d’écailles parlent, ils nous parlent.

Au soir de ces trois jours, j’allai saluer et remercier le maître des lieux. « Vous savez, me dit Peter, parfois j’aime venir ici quand il n’y a personne et quand je suis seul dans le théâtre, je vous assure, les murs, ils parlent vraiment, c’est extraordinaire. »

Par ailleurs, toujours au Théâtre des Bouffes du Nord, reprise du spectacle The Valley of Astonishement, texte et mise en scène Peter Brook et Marie-Hélène Estienne (spectacle chroniqué ici), du mar au sam et lund 18 déc à 21h, matinées les sam 3, 10 et 17 déc à 15h30 et dim 18 à 16h, jusqu'au 23 décembre.

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