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« J’ai rencontré mon père dans un hôtel à Strasbourg, que je ne saurais pas situer ».Ce sont les premiers mots de Voyage dans l’est, un texte de Christine Angot paru en 2021 qui lui valu d’être lauréate du prix Médicis. Une fois encore, longtemps après L’inceste (1999) et d’autres textes autour de l’inceste subi (violée par son père), elle y revient. Elle y reviendra encore sans doute, rien n’effacera tout à fait l’horreur, la honte et d’autre sentiments mêlés inextricablement. Longtemps après sa première rencontre avec son père, 220 pages plus loin, aux dernières pages de Voyage dans l’est, Christine Angot revient à Strasbourg invitée par le TNS (Théâtre National de Strasbourg). Une pièce qu’elle a écrite étant à l’affiche pour une quinzaine de représentations.
Lors d’ une rencontre programmée après la représentation du soir, on lui demande si elle a vécu ce dont elle parle dans la pièce. Elle répond : « Ce qu’a vécu la jeune fille de la pièce, oui, je l’ai vécu...Enfin...Vivre...Vivre les choses...Est-ce qu’on les vit ? Est-ce qu’on est là ? On est là. On aimerait mieux ne pas y être. Mais on y est. Ce n’est pas vivre vraiment. On y assiste. On regarde. Tiens, il se passe ça ». Comme une tache qu’aucun acte, pièce ou texte littéraire n’effacera.
Ces mots, on les entend aujourd’hui sur la scène du TNS. Pour sa dernière mise en scène en tant que directeur, Stanislas Nordey a choisi de porter à la scène Voyage dans l’est qui n’est pas une pièce mais un récit. Christine Angot était dans la salle le soir de la première. Elle est montée sur scène et, avec Nordey et toute l’équipe du spectacle, a salué le public. Une rencontre entre le public et Christine Angot est programmée. Est-ce qu’une « jeune femme » lèvera la main pour lui demander comme dans Voyage dans l’est : « Est-ce que,vous-même, vous avez vécu ce dont parle la pièce? ». C‘est peu probable. De livres en débat et entretiens, on sait, désormais. Christine Angot est devenue un personnage médiatique (émissions de télévision, etc.). Chacun sait. Cependant, les temps ont -ils vraiment changé ? Stanislas Nordey a placé en exergue du spectacle ces mots de Christine Angot : « la honte n’a pas changé de camp, ceux qui dominent continuent d’en être fiers. Mais la solitude, c’est fini ».
C’est une soirée vertigineuse. On y voit une gamine de treize ans devenir jeune fille puis adulte, se marier, on y voit l’inceste s’inviter à chaque étape comme une plaie qui ne se referme pas, on y voit une femme mûre, la même, revenir sur sa vie, sur ça. Trois actrices se partagent le rôle de Christine : Carla Audebaud (entrée à l’école du TNS en 2019 et sortie trois ans plus tard) interprète la très jeune Christine (13-25 ans), Charline Grand (sortie de l’école du TNB lorsque Nordey la dirigeait), la Christine de 25 à 45 ans et Cécile Brune (ancienne Sociétaire de la Comédie Française), la Christine d’aujourd’hui, celle qui a écrit Voyage dans l’est et qui ne fait pas son âge. Toutes les trois se complètent délicatement, déploient l’énigme, frottent la tache indélébile, mettent en mots l’innommable cerné par Angot. Elles sont d’une effroyable et merveilleuse justesse, elles portent haut la façon de Nordey d’aborder ce texte : ne jamais jouer extérieur, se tenir dans le terreur et la splendeur du dire et ce que cela entraîne.
Nordey et sa collaboratrice de toujours Claire Ingrid Cottanceau ont découpé le texte en privilégiant les paroles dites pour les deux premières Christine, laissant en priorité à Cécile Brune, la Christine d’aujourd’hui, la voix du récit. Claude Duparfait (Claude, le premier mari de Christine et le compagnon des mauvais jours), Pierre-François Garel (le père incestueux de Christine, vivant ailleurs, marié et père de deux enfants), Julie Moreau (la mère de Christine) et Moando Daddy Kamono (Charly, le nouveau compagnon de Christine) complètent parfaitement la distribution à l’équilibre (corps, timbres, etc.) parfait. Parmi ces scènes, celle où Claude est témoin indirect de l’inceste (il entend au dessus le lit grincer) est l’une des plus prenantes elle reviendra comme un remords. Claude entend mais ne bouge pas, comme interdit. Christine lui reprochera de ne pas être allé à la police. Mais elle n’y est pas allé non plus. Inextricable jeu de cache cache et pas seulement celui de la vérité, de l’aveu, de la complicité. Le spectacle en exaspère tous les ressorts.
Au fil des années, Stanislas Nordey est devenu un directeur d’acteurs hors pair et, c’est avec une belle fébrilité qu’il signe sa dernière mise en scène au Théâtre National de Strasbourg en tant que directeur, fidèle à sa ligne : monter en priorité, voire en exclusivité, des autrices et des auteurs contemporains. Après l’avoir dirigé de main de maître et lui avoir redoré son aura si souvent malmenée, il laisse un outil en bel ordre de marche à celle qui lui succède, Caroline Guiela Gguyen.
Outre la densité du texte et son tissage ( récit, dialogue, journal) parfaitement découpé pour la scène, en tenant à distance toute illustration de ce qui est dit, ce que le théâtre met en avant à travers les mots,c’est la noria des corps et des temps. Un père, éternellement adulte et maître des horloges, une fillette sous emprise, déprise devenue adulte mais tout aussitôt reprise, enfin la femme mûre balafrée mais sauvée par l’écriture qui décide de tout raconter mettant conjointement en scène une mère ne sachant trop sur quel pied danser, un premier mari compréhensif mais complice malgré lui, un nouveau compagnon. Un inextricable écheveau humain dont Nordey sait magistralement orchestrer les fils entouré de ceux qui, à ses côtés, y contribuent, la scénographie chambre d’échos d’Emmanuel Clolus, la musique (piano) d’Olivier Mellano comme un baume sur une plaie, les costumes on ne peut plus justes d’Anaïs Romand, la lumière délicatement clair-obscur signée Stéphanie Daniel et la vidéo trouble et troublante de Jérémie Bernaert. Un bel ensemble.
Le soir de la première, Stanislas Nordey et Christine Angot ont rejoint l’équipe au quatrième salut comme s’il fallait laisser les trois Christine entre elles pour les trois premiers. C’était bien. Alors, en sortant du TNS,marchant dans Strasbourg vers l’hôtel, me sont revenus comme un écho les derniers mots de Voyage dans l‘est entre Charly et Christine de retour de Strasbourg :
« -Ça s’est bien passé,
-Très bien ».
Oui, Voyage dans l’est est un spectacle sur le fil qui passe bien, très bien.
Après sa création au TNS en décembre dernier, le spectacle est l’affiche du Théâtre de Nanterre-Amandiers du Ier au 15 mars. les mar et mer à 19h30, jeu et ven 20h30, sam 18h, dim 15h
Le voyage dans l’est est disponible en poche.