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Christine Letailleur a créé à Rennes, en langue française, « Hinkemann », une pièce de l’allemand Ernst Toller, le spectacle est à l’affiche de La colline. Qui est-ce ce dénommé Hinkemann ? Et ce Toller, ça vous dit quelque chose ? Vaguement. Je vais tout vous dire
Berlin, 1933. Autodafé des livres d’auteurs honnis et proscrits. Parmi eux, Ernst Toller, vingt et unième sur la liste. Cette nuit-là, éclairé par les flammes du feu où l’on jette ses textes en enfer, il commence la rédaction de son autobiographie, « Une jeunesse allemande ». Derniers mots du préambule : « Pour être honnête, il faut savoir, pour être courageux, il faut comprendre et pour être juste, on ne doit pas oublier. Sous le joug de la barbarie il faut se battre, il n’est pas permis de se taire : qui se tait à un tel moment trahit sa mission d’homme ». Et il ajoute : « Ecrit le jour où en Allemagne on brûla mes livres »
"La guerre a fait de moi son ennemi"
Toller est un homme en mission, il ne s’est jamais tu. Il est aussi juif, fils de commerçants juifs, et on le lui a fait savoir dès la prime enfance. Il est enfin Allemand et le revendique quand en 1914, la guerre le surprend à Grenoble où il est étudiant. Patriote, il repasse la frontière, s’engage. Il est enthousiaste : « Les mots Allemagne, patrie, guerre, ont une force magique ». Mais tout se renverse dans les tranchées où les deux côtés partagent l’horreur : « ici cadavres et vivants ont les mêmes visages gris jaunes ». Un homme mort est « d’abord un homme », non un Français, non un Allemand. « La guerre a fait de moi son ennemi » écrit-il. Le voici à Munich, il fréquente Thomas Mann qui lit ses textes, Wedekind qui chante «ses merveilleuses balades diaboliques ».
La rencontre avec Kurt Eisner le fait entrer pleinement en politique. Un ami et un modèle jusqu’à son assassinat en février 1919. Toller est condamné à cinq ans de prison pour sa participation à la Révolution de novembre 1918 et à la République des conseils de Bavière. En prison il écrit des pièces (dont « Hinkemann »). Piscator en créera plusieurs dont « Hop là nous vivons ». A sa sortie de prison, il est expulsé de Bavière.
Militant antifasciste de tous les instants, Toller sillonne l’Europe, croise Nehru, Gandhi, participe à de multiples meetings, écrit. Le triomphe du nazisme, la victoire de Franco (il réunit des fonds pour aider la population civile) l’abattent.

Ce destin tragique d’un homme remarquable qui a vu mourir la plupart de ses amis, le dramaturge Tankred Dorst en a fait une pièce titrée « Toller », que Patrice Chéreau mettra en scène au Piccolo teatro de Milan avant de la reprendre au TNP de Villeurbanne (avec Samy Frey dans le rôle-titre) au carrefour des décennies 60 et 70.
Comme pour Dorst, c’est la lecture bouleversante de « Une jeunesse allemande » qui a donné envie à Christine Letailleur d’aller plus loin. Elle a lu toutes ses pièces et son choix s’est très vite porté sur « Hinkemann », l’histoire d’un homme qui revient de la guerre dans tous les sens du terme. Comme Toller. Hinkemann n’est plus un « homme » : un obus a emporté sa virilité, faisant de lui un infirme. Un impuissant comme Toller sa vie durant sera impuissant à endiguer la montée du nazisme dan son pays.
Grete, la « petite Grete », la jeune épouse de l’infortuné Hinkemann, lui jure un amour éternel mais son homme, bousillé de l’intérieur, l’effraie. Sans cesser de l’aimer, elle cèdera aux avances de Paul, une connaissance du mari, homme à femmes dont le cynisme n’a d’égal que celui du forain qui emploie Hinkermann dont la maigre pension de suffit pas à faire vivre la maisonnée. « Aujourd’hui le peuple ! Il a besoin de se divertir, d’oublier la guerre, ses mutilés, ses manchots, ses macchabés ! Il lui faut du spectacle » dit le forain. Hinkemann qui au retour de la guerre ne supporte pas que l’on fasse du mal à une bestiole, pour gagner l’argent du logis, va devoir dévorer des rats et des souris dans un numéro de foire, être, lui le mutilé, Homoculus « l’homme ours allemand ».
Hinkemann en plein cauchemar
Dans son adaptation, Christine Letailleur a concentré la pièce autour de ces personnages, tout en inscrivant au second plan, de façon plus allusive et furtive, les stigmates de l’époque : l’antisémitisme, les Spartakistes, la lutte des prolétaires allemands.
La force de la pièce est d’abord dans sa langue, simple et cinglante, imagée mais nullement fleurie, une langue admirablement servie par les acteurs, comme toujours chez Letailleur, âprement et amoureusement dirigés : Stanislas Nordey (Hinkemann) et Charline Grand (Grete) tout en intériorité, Richard Sammut (Paul) et Christian Esnay (le forain) tout en parades. Ils évoluent dans un décor qui emprunte au cinéma allemand expresionniste des années 30 ses palissades noires et biaisées ainsi que ses ombres que viennent déchirer les lumières à la gaité fabriquée de l’estrade du forain. Tout semble se passer dans un espace mental et une nuit insomniaque où les visions et les revenants augurent du réel.
La désespérance d’exclu du mutilé et homme du peuple Hinkemann (« Je crois qu’il y a des hommes auxquels aucun Etat, aucune société, aucune communauté, aucun parti et aucune famille ne peuvent apporter le bonheur ») annonce la désillusion, le no future final de Toller lui-même, qui, réfugié à New York, séparé de son épouse, se pend dans une chambre de l’hôtel Mayflower à New York le 22 mai 1939 avec le cordon de sa robe de chambre.
L’œuvre de Toller, aujourd’hui traduite en 27 langues, est peu connue en France, ses pièces rarement montées. Son théâtre traduit par Huguette et René Radrizzani et son autobiographie mériteraient amplement d’être réédités. Christine Letailleur n’a pas son pareil pour se pencher sur des textes (souvent allemands) qu’elle sort de l’oubli ou des tiroirs (comme « Le château de Wetterstein » de Wedekind) où le prisme du sexe et de la vie privée constituent un implacable vecteur pour raconter une époque.
Théâtre de la colline (Paris) jusqu’au 19 avril, 01 44 62 52 52
L’Avant-scène N° 1371-1372 a publié un dossier sur le spectacle, le texte de la pièce traduit par Huguette et René Radrizzani, ainsi qu’une autre pièce « L’homme et la masse » qui a fait l’objet d’un atelier mené par Letailleur avec les élèves du théâtre national de Strasbourg