L’homme s’avance vers le micro d’un pas lourd, il porte tant de choses sur ses épaules, il revient de si loin, il revient de tout. L’exil est devenu, malgré lui, sa patrie depuis que les talibans occupent son pays, et il en va de même pour ceux et celles (plus nombreuses encore), qui l’entourent sur la scène. Des jeunes femmes, des actrices en herbe. L’homme massif se saisit calmement du micro. Tous le regardent l’écoutent, ceux qui sont sur scène, exilés comme lui, ceux qui, dans la salle, sont venus de la ville de Rouen où ils habitent, et, pour certains, où ils ont trouvé refuge, exilés eu aussi.
Chaque soir, l’homme choisit un passage du Shanâmeh, » le livre des rois », l’ épopée poétique de Ferdowsi rédigée pendant plus de trente ans, qui passe, de bouche en bouche, depuis des siècles, en Iran, en Afghanistan, ailleurs en Orient… Un livre -fleuve merveilleusement traduit en français par Pierre Lecoq (Belles Lettres, 2019). Écoutez, c’est presque le début : « Beaucoup a déjà été dit, rien ne fut omis, Je vais dire une partie de ce qui a été dit, Tout ce que je vais dire a déjà été conté, Du jardin du savoir tout s’en est allé ». Il y en a ainsi près de deux mille pages, un des plus beaux livre du monde.
L’homme qui dit, chante, s’accompagne de ses mains comme des percussions, se nomme Mammoon Maqsoodi. L’homme a commencé très jeune comme acteur à Radio-Kaboul, a tourné des séries populaires, joué au Globe de Londres, etc. Il est là avec sa femme Leena, elle aussi actrices, autour d’eux des proches ou pas, des jeunes ami.e.s. Toutes et tous partis à la hâte après que les talibans soient revenus à Kaboul au cœur de l’été 2021, avec tout ce que cela entraîne de privations, d’oppressions et d’interdits. Les artistes de tout poil ont fui leur pays.
En France, des villes, des structures culturelles se sont associées pour les aider, les soutenir dans ces moments aussi difficiles que fragiles, leur trouver un logement, voire un petit boulot. C’est particulièrement le cas en Normandie. Les CDN de Vire, Caen. Rouen, la scène nationale d’Évreux Louviers et le Volcan du Havre se sont associés pour créer une événement commun tout simplement titré : Kaboul, le 15 août 2021. Chacun, chacune, simplement, raconte son exil, le jour du départ, la porte que l’on referme, le dernier regard, le chemin vers l’aéroport, la cohue, l’affolement, la peur…
Lucie Berelowitsh, Marcial Di Fonzo Bo et Brice Berthoud cosignent la mise en scène, Saeed Mirzaï,un artiste iranien les accompagne. En scène les actrices, très jeunes pour la plupart, racontent leur propre histoire, des témoignages qui se croisent, se répètent, font corps, des mots dans leur langue qui leur tiennent chaud et qui parfois, dans leur absolue simplicité, émeuvent aux larmes.
Elles, ils se nomment Ali Mohammadi Kiyan, Shogofa Arwin, Maryam Yousefi ,Soghra Setayesh, Raha Sepehr, Sawali et Farzana Nawavi, Zahra Gulson et Reza Ahoura. A chacun sa parole, son voyage, son exil, son chant. L’Iranien Saeed Mirzaei les traduit.
Ils se tiennent les uns près des autres. Comme autour d’un feu. Offrons leur ces vers incandescents de Paul Eluard :
« Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m'introduire dans la nuit d'hiver,
Un feu pour vivre mieux. «
Après sa création au CDN de Rouen, le spectacle sera le 30 sept au Volcan (Le Havre), le 7 oct au CDN de Caen, le 10 déc au CDN de Normandie Vire, le 6 avril au Tangram , scène nationale d'Evreux-Louviers.