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Shakespeare est mort depuis des siècles, cependant on n’en finit pas de le retraduire et c’est tant mieux. Bertolt Brecht est lui, mort depuis moins d’un siècle et ses ayants droit, voire ses éditeurs ont longtemps veillé à corseter les droits de traduction. C’est ainsi que depuis la traduction française de L’Opéra de quat’sous par Jean-Claude Hémery dans les années 50, aucune nouvelle traduction n’avait pu être mise en chantier. Mais les temps changent. Lors qu’Eric Ruf, l’Administrateur de la Comédie Française a proposé au metteur en scène allemand Thomas Ostermeier de monter l’œuvre de son compatriote, l’idée d’une nouvelle traduction s’est imposée, peut-être même était-elle déjà dans les tuyaux. Un accord a vite été trouvé avec Claire Stavaux, la nouvelle directrice de l’Arche. Et un nom de traducteur s’est imposé, celui d’Alexandre Pateau.
Un an et plus de travail. Fort de son investigation phénoménale et fructueuse sur l’Opéra de quat’sous, encouragé par l’éditeur, le traducteur semble devoir passer avec Brecht un pacte faustien : retraduire toute son œuvre.
Dans la notice précédant la première traduction de L'Opéra de quat'sous (publiée dans les années 60 dans le volume VII du théâtre complet de Brecht aux Éditions de l’Arche), Jean-Claude Hémery donnait une précision en forme d’aveu : « la présente traduction est calquée aussi précisément que possible sur l’original, en particulier dans la prosodie des chansons ; il va de soi cependant qu’une révision serait nécessaire pour une représentation à la scène, afin d’obtenir une adéquation parfaite à la musique qui n’était pas directement recherchée ici ». Cette révision, de l’ordre du casse-tête, n’a jamais été faite.
Reprenant le flambeau et mandaté pour, ’héroïque Alexandre Pateau s’est attelé à la tache, harassante, immense et salutaire redonnant une nouvelle vigueur à la traduction des dialogues et des chansons, la musique de Kurt Weill imposant son tempo. Macheath, reste le chef des malfaiteurs, un homme à femmes comme Brecht. Mais au tiroir de l’oubli son surnom Mackie-le-Surineur, voici qu’advient le plus tonique Mac-la-lame. Dès la complainte du prélude, le ton est donné . Hémery proposait : « Le requin, lui, il a dents/ Mais Mackie a un couteau:/ Le requin montre ses dents, / Mackie cache son couteau ». Pateau, plus en rythme, propose : « Et le requin, il te nargue,/Le sourire plein de rasoirs,/ Et m’sieur Mackie a une lame,/ Mais sa lame, qui peut la voir ? ».
Le texte traduit, récemment paru aux Éditions de l’Arche, est suivi d’une passionnante étude du traducteur expliquant son travail pour l’établissement complexe du texte et justifie ses choix de traduction. Le tout est complété par la traduction par le même Alexandre Pateau de Le Bosse, un film de quat’sous (projet filmique de Brecht) et la réédition de la traduction du texte de Brecht Le procès de quat’sous (à propos du film de Pabst) par Jean-Pierre Lefevre. Un bel ensemble.
Alexandre Pateau consacre de très belles et éclairantes pages aux emprunts, via des traductions allemandes (Brecht ne parlait pas le français), faits aux ballades de François Villon. Et Pateau de comparer le destin de Villon, deux fois condamné à mort et deux fois gracié à celui de Macheath finalement gracié par la reine. C’est ce personnage qui interprète les ballades de Villon réécrites voire métamorphosées par Brecht à partir des traductions allemandes. Pour l’établissement du texte de ces ballades, Alexandre Pateau a longtemps discuté avec Jacqueline Cequiglini-Toulet, l’éditrice des œuvres de Villon dans la Pléiade.
Et il en va du spectacle comme de la traduction:pas la moindre faiblesse ou baisse de régime. Pas un poste de travail qui ne soit au top. A commencer, bien sûr, par la musique de Kurt Weill, dont certains airs sont devenus des tubes planétaires. Mais tout autant : la direction musicale de Maxime Pascal, la magnifique scénographie mouvante de Magdalena Willi qui fait des signes aux constructivistes russes, les lumières cassées d’Urs Schönebaum, la chorégraphie enjouée de Johanna Lemke, et puis l’orchestre le Balcon, les chœurs....
Thomas Ostermeier orchestre cela de main de maître et dirige avec doigté une troupe qu’il commence à bien connaître. Christian Hecq est, bien sûr, Peachum, le chef d’une bande de mendiants et d’hommes de main mais il est aussi comme le chef de la troupe, Véronique Vella est l’épouse de Peachum, Marie Oppert sa fille Polly celle qui va épouser pour le meilleur et pour le pire Macheath le chef de bande des malfaiteurs interprété par Birane Ba, Elsa Lepoivre est Jenny, Claïna Clavaron Lucy la fille de Brown le chef de la police de Londres, rôle dans lequel se relaient de soir en soir Stéphane Varupenne et Benjamin Lavernhe et puis il y a les hommes de main de Mackheath interprétés par Nicolas Lormeau, Nicolas Chulin, Sefa Yeboah et Jordan Rezgui. Tous, Sociétaires de la maison ou Pensionnaires, sont au top. ils font constamment troupe, chantent, dansent, maintiennent ensemble le rythme intense de ce spectacle de deux heures trente, sans temps mort et sans entracte.
Tous à la fin s’avancent vers nous et, en nous regardant, chantent : « Ne luttez pas trop contre l’injustice, /Vous voyez bien qu’elle crève de froid. / Songez que la nuit et le gel sévissent/ dans cette vallée que les larmes noient ».
Comédie-Française, salle Richelieu, jusqu’au 5 novembre
L’édition du texte de Brecht dans la nouvelle traduction d’Alexandre Pateau, accompagnée de textes complémentaires, est parue aux Editions de l’Arche, 276p, 21€