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Billet de blog 30 décembre 2022

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Jean Bellorini fait revivre « Le Suicidé » de Nicolaï Erdman

Les Russes connaissent surtout Nicolaï Erdman comme scénariste de films et pourtant, avec seulement deux pièces, c’est un dramaturge russe majeur du XXe siècle qui décrit avec un humour carnassier la société soviétique des années Staline. Jean Bellorini avait monté "Kroum" d'Hanokh Levin à Saint-Petersbourg, c'était dans le monde d'avant. Aujourd'hui au TNP, il met en scène "Le Suicidé".

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Scène du Suicidé © J Parisot

« Mon Dieu ! Je n’ai peur de personne. Je peux, tenez, je vais dans l’assemblée que je veux, celle que je veux, notez bien, camarades, et, je peux prendre le président et... je lui tire la langue. Je ne peux pas ? Si, je peux, camarades », dit Sémione Sémionovitch Podsekalnikov. Quel acteur, dans la Russie de Poutine, oserait prononcer de tels mots ? Nombre d’artistes russes de talent vivent désormais en exil. Et aucun metteur en scène resté en Russie, dans un pays où les nombreuses mises en scène des pièces d’Ivan Viripaev (qui vit aujourd’hui en exil, en Pologne) ont été déprogrammées, ne songerait à monter aujourd’hui Le Suicidé de Nicolaï Erdman dont la réplique ci-dessus est extraite.

Même si le théâtre de Nicolaï Erdman et celui d’Ivan Viripaev ont peu de points communs, leur destin les rapproche. Adulés, puis décriés et bientôt interdits.

Erdman écrit en 1924, à 24 ans, une première pièce, Le Mandat, une truculente comédie soviétique, mise en scène l’année suivante à Moscou par Vsevolod Meyerhold. Un triomphe. Stanislavski allant jusqu’à dire : « Dans le troisième acte, Meyerhold a réussi à faire ce que je n’ai moi-même jamais réussi. » La pièce va être jouée 350 fois et sera mise en scène partout dans la Russie soviétique, de Kazan à Sverdlovsk, et bientôt traduite en allemand, en japonais et tardivement en français (elle ne sera montée en France qu’en 1991).

Erdman et Meyerhold passent un accord pour une seconde pièce, Le Suicidé. Erdman se met au travail, mais les temps changent vite en Union soviétique. Staline concentre de plus en plus les pouvoirs, les répressions sont en marche. En 1930, à Moscou, la pièce Le Mandat est définitivement retirée de l’affiche. La pièce Le Suicidé est cependant longuement répétée par Meyerhold. Ce dernier, pressentant sans doute que son travail risque de ne pas franchir le cap de la censure, fait lire la pièce à Stanislavski, mieux vu par les autorités. « C’est du Gogol ! C’est du Gogol ! » lance Stanislavski. Il écrit au maître du Kremlin pour lui demander « l’autorisation de commencer le travail sur la comédie Le Suicidé ». Staline lui répond : « Je n’ai pas une très bonne opinion du Suicidé. Mes camarades les plus proches considèrent que cette pièce est un peu vide et nuisible. » Stanislavski s’obstine. Une représentation, une seule, aura lieu devant les seuls membres du Politburo (Molokov, Jdanov et les autres). Plusieurs membres se seraient levés outrés en écoutant le héros de la pièce, Sémione Sémionovitch Podsekalnikov, dire la réplique citée en tête de cet article. La pièce est interdite de représentation. Elle sera montée... en 1969 à Göteborg, en France un peu plus tard et en Russie seulement en 1982 mais avec des coupes et vite retirée de l’affiche, puis à nouveau en 1987, année où les deux pièces d’Erdman sont enfin publiées à Moscou.

En France, Michel Vinaver a traduit la pièce pour Jean-Pierre Vincent qui la mettra en scène à l’Odéon (alors relevant de la Comédie Française) en 1984 (la pièce est éditée dans le n°749 de L’Avant-Scène Théâtre). Une nouvelle traduction par André Markowicz sera créée à Toulouse par Jacques Nichet, puis au Festival d’Avignon 2011 par Patrick Pineau dans la carrière Boulbon (où la pièce se perdait). C’est cette traduction (publiée aux Solitaires Intempestifs), revue et corrigée, qu’a mise en scène Jean Bellorini au TNP de Villeurbanne trois jours à la mi-décembre avant une longue série en ce mois de janvier (du 6 au 21) suivie d’une tournée.

Erdman sera arrêté en octobre 1933, condamné à trois ans d’exil dans une ville sibérienne perdue, Iénisseïk, et longtemps interdit de vivre dans de grandes villes russes et surtout pas à Moscou. En février 1938, Boulgakov écrit à Staline pour qu’Erdman puisse revenir à Moscou. Cette lettre est lue en russe dans le spectacle de Bellorini, par l’actrice et metteuse en scène Tatiana Frolova, elle-même réfugiée à Lyon avec son équipe du Théâtre Knam de Komsomolsk-sur-Amour (ville d’extrême-orient russe), équipe arrivée peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine et accueillie en France par le festival Sens Interdits de Lyon qui avait programmé ses récents spectacles explorant sans fard la réalité russe.

Erdman n’écrira pas d’autres pièces. Il sera scénariste souvent sous des noms d’emprunts ou sans nom au générique de quelques films russes (de La Maison de la rue Troubnaïa de Boris Barnett à Volga-Volga de Grigori Alexandrov qui, ironie de l’Histoire, recevra un prix Staline en 1941). Dans les années 60, Iouri Lioubimov l’accueillera dans son théâtre de la Taganka, lui commandera des sketches, des intermèdes. Jean-Philippe Jaccard (dans son introduction à l’édition de la première pièce d’Erdman Le Mandat chez l’Age d’homme, à laquelle cet article doit beaucoup) cite cette saillie erdmanienne d’Erdman lorsqu’en exil en Sibérie, répondant à son ami Cherchénévitch qui s’étonnait de ne pas avoir reçu une de ses lettres, il lui écrit : « A Moscou, j’écrivais des pièces qui n’arrivaient pas ; à Iénisseïsk, j’écris des lettres qui n’arrivent pas : la vie est monotone. »

Illustration 2
Scène du Suicidé © J Parisot

Erdman mourra en 1970, léguant à Lioubimov sa lampe de bureau. Dans ses souvenirs (Contre tout espoir, trois volumes, chez Gallimard, collection Témoins), Nadejda Mandelstam, l’épouse puis lanveuve du grand poète Ossip Mandelstam (qui, lui, mourra dans le camp de transit en route pour la Kolyma, haut lieu du Goulag), consacre quelques belles pages à Erdman: « A l’opposé de Mandelstam qui défendait son droit aux “lèvres qui remuent”, Erdman avait fermé les siennes à clef. Parfois il se penchait vers moi et me confiait le sujet d’une pièce qui lui était venue à l’esprit et qu’il avait décidé à l’avance de ne pas écrire. » L’une de ces pièces non écrites « montrait la façon dont les gens passaient du jargon officiel à leur langage naturel ». Ce jeu entre deux langages traverse Le Suicidé. Un jour, dans son exil, un ami, Garine, lut à des amis – dont Nadejda – la pièce jamais jouée d’Erdman. « Je la perçus sous un jour nouveau, écrit Nadejda Mandelstam. L’auteur semblait dire : je vais vous expliquer pourquoi vous ne vous êtes pas écrasés au sol, et pourquoi vous continuez à vivre. »

Jean Bellorini a raison de sous-titrer « vaudeville soviétique » son spectacle Le Suicidé bien que le terme de comédie, cher à Erdman, aurait mieux convenu. La drôlerie est,en effet, première. Cependant, quand on songe à la Russie soviétisée et jusqu’au-boutiste de Poutine, le rire, les gags d’Erdman apparaissent à la fois plus drôles et plus glaçants.

Sémione Sémionovitch n’est pas un héros ou, plutôt, il le deviendra malgré lui. Il est sans travail quand commence la pièce, son souci, lorsqu’il se réveille dans la nuit, c’est de se lever pour aller manger du saucisson de foie, reste modeste du déjeuner. Il se lève et bientôt disparaît (dans la cuisine mais on le saura plus tard) en laissant son pantalon. Son épouse, Maria Loukaiovna, et la mère de cette dernière, Sérafima Ilinitchna, le cherchent, il ne doit pas être bien loin. « Un homme dans pantalon, c’est comme un homme sans yeux, ça peut aller nulle part », argumente la vieille Sérafima (réplique qui aurait ravi Samuel Beckett) quand elle n’en appelle pas aux saintes mères de toutes les Russies. A la recherche de Sémione, l’épouse et la belle-mère ameutent les voisins, etc. Beau début, tout en rythme, en gags (parfois annonciateurs, comme le saucisson de foie qu’un voisin prend pour un revolver, croyant que le chômeur Sémione veut se…). La suite ira crescendo.

« La vie est belle », assure-t-on à Sémione qui réplique : « J’ai lu ça dans les Izvestias, mais je crois qu’il va y avoir un démenti. » On croit qu’il veut se tuer alors chacun vient à son chevet pour l’accaparer : d’Aristarque Dominikovitch Grand-Skoubik, représentant autoproclamé de l’intelligentsia, à Cleopatra Maximovna, la femme prétendue fatale, ou Raissa Filippovna, la groupie ; du boucher Pougatchov au prêtre le père Elpidy et à Viktor Viktortovitch, l’écrivain ; etc. Soit une quinzaine de personnages sans compter les musiciens, un sourd-muet, deux types douteux, etc., toute une panoplie sociale.

Jean Bellorini fait un peu le tri et convoque sur le plateau treize actrices et acteurs familiers de ses spectacles, emmenés par l’excellent François Deblock dans le rôle de Sémione Sémionovitch. Trois musiciens – Anthony Caillet (cuivres), Marion Chiron (accordéon) et Benoît Prisset (percussions) – assurent avec brio la partition musicale, très présente comme souvent dans les spectacles de Jean Bellorini, lequel cosigne une vaste scénographie trouée avec Véronique Chazal. La vidéo, trop utilisée comme un jouet dont on ne peut plus se séparer, a cependant la vertu d’approcher les personnages en gros plans très parlants. Le soir de la première, certains acteurs se perdaient un peu dans l’espace, tout cela devrait être resserré pour la reprise ces jours-ci.

Sémione Sémionovitch Podsekalnikov acculé à se suicider passera-t-il à l’acte ? A tout le moins, il recopie la lettre posthume qu’on lui a préparée : « Souvenez-vous que l’intelligentsia est le sel de la nation et que, si elle disparaît, il n’y aura plus de quoi saler la grande semoule que vous nous préparez. » En écho à ce que lui avait dit auparavant Aristarque Dominikovitch : « A l’époque où nous sommes, citoyen Podsekalnikov, ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire. Je suis venu vous trouver en tant que mort, citoyen Podsekalnikov. Je suis venu vous trouver au nom de l’intelligentsia russe. »

Comme ces mots sonnent étrangement aujourd’hui. Enfonçant ce clou, Bellorini introduit dans le spectacle la vidéo du rappeur russe Ivan Petunin qui, en septembre dernier, s’est jeté dans le vide pour éviter d’être mobilisé. Un suicidé, un vrai, comme il en surgit un, à la toute fin de la pièce.

Le Suicidé, au TNP de Villeurbanne, du mar au sam 20h sf jeu 19h30, dim 15h30, du 6 au 20 janvier. Puis tournée : les 27 et 28 janv à l’opéra de Massy, du 9 au 18 fév à la MC93 en co-accueil avec le Théâtre de Nanterre-Amandiers, les 1er et 2 mars à la Coursive de la Rochelle, le 9 mars au Théâtre de Compiègne, du 16 au 18 mars à Marseille (La Criée), les 12 et 13 avril à la MC d’Amiens.

La traduction du Suicidé par André Markowicz est publiée aux Solitaires intempestifs avec une préface de Béatrice Picon-Vallin.

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