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Il le disait, le pressentait déjà, il y a sept ans dans son Journal de création :
« On aura pas le temps/ On pourra pas tout faire avant de partir/On aura pas le temps/On aura pas le temps de tout dire/On fera un effort un essai encore encore/ un autre et on aura pas le temps de finir / On sera pris de court bien sûr/ C’est comme pour le grand déménagement/ on frotte on astique on lave on range on/ empile/On cire on met dans des sacs dans des boîtes/ et puis à la fin on met tout dehors/ Et on se dit que ça y est on est prêt à partir/ et en même temps on a l’impression/ qu’on oublie quelques chose – parce qu’on/ oublie toujours quelque chose –/,on cherche on trouve pas on repasse tout/ dans sa tête – et puis on a l’impression/ qu’on a oublié quelqu’un qu’on a oublié/ de dire quelque chose à quelqu’un et cette/ chose-là c’était ce qu’il fallait lui dire c’était/ le plus important – et on voit pas –/ on a oublié – y a la part d’oubli qui s’est/ glissée là subrepticement au détour/ d’une occupation tellement plus importante /sur le coup/ On sera pris de court/ Forcément/ (Comme un raz de marée qui vous enlève/ vous soulève et vous emmène chez les morts.c’est comme les souvenirs on aura pas le/ temps de tous les emmener de les préparer de les bichonner de les ranger)/ (On aura tout juste le temps de ne pas y/ croire de se dire que c’est pas vrai de penser/ que c’est un cauchemar quelque chose/ comme ça – en un instant – un raz de marée/ ;– une tornade / – un coup de foudre – un coup de grisou.). »
Au stalag le père de Gilles avait animé une troupe de théâtre amateur, son épouse allait délaisser son guichet à la poste pour gérer le Mignon-Palace un café-restaurant du coin (de proximité comme on dit aujourd’hui) où le gamin Gilles fit ses classes de lutte des classes, apprit ses premiers rudiments de comédie avec les catcheurs réputés et madrés comme L’Ange blanc ou le Bourreau de Béthune. Plus tard, Defacque étudia, eut même comme prof Henri Meschonnic. En mai 68, il n’a pas encore 23 ans, du mordant plein les dents. Ça milite dur. Extrêmement à gauche toute.
Et puis, c’est le coup de massue. Un jour, des potes entraînent Gilles dans un lycée de Tourcoing voir un spectacle à sketches sur des textes de Peter Weiss. C’est le déclic. Il rejoint le Prato, une troupe amateure qui joue dans les rues du quartier Wazemmes à Lille. Prato, pourquoi ce nom ? A cause de ces praticables dont use le théâtre ? de la proximité entre Prato et plateau ? Et pourquoi pas un anagramme avorté de patron ? Le patron du Prato c’est bientôt Gilles le bien prénommé.
La troupe marche sur deux pieds : clown et burlesque, gag et agit-prop, avec des titres de spectacles comme Silence on détourne ! En 78, Aux armes citoyens ! en 90, Opéra Bouffes circus en 2002, etc. Autour de Gilles Defacque, ils sont aussi nombreux que fidèles comme Alain D’Haeyer pour n’en citer qu’un. Le premier spectacle de clown en 1973 réunissait Jean-Noël Biard, Ronny Coutteure et Gilles Defacque, son titre Tu t’en vas?Non, non j’m’en vais, n‘est pas sans évoquer un autre titre, Si tu me quittes est-ce que je peux venir aussi ? futur spectacle du Ballatum théâtre, compagnie créée à Liévin par Eric Lacascade et Guy Alloucherie. Tous deux formés aux spectacles de rue et d’agit prop anarchistes allaient devenir des enfants du Prato, deux ans durant, avant de fonder leur compagnie.
Saison après saison les spectacles bricolés maison se multiplient dont ce bel aboutissement que sera, en 2007, la fresque de Mignon-Palace (138 représentations) avec Jacques Motte et bien d’autres. Le Prato s’intéressera aussi à des textes de grands auteurs dont l’univers ne leur est pas indifférent , Defacque parle à ce sujet « attractions littéraires » dans tous les sens du mot attraction. Ainsi Beckett (Godot, Fin de Partie, Oh les beaux jours avec Danièle Hennebelle) , ainsi Calaferte et d ‘autres encore comme Benjamin Peret ou Bukovski. Ce qui n’empêche pas Defacque d’écrire et de faire le clown, ses deux mamelles.
Defacque fait école et il est bientôt appelé à enseigner le clown dan des écoles nationales (cirque ou théâtre). Nombreux sont les gens de cirque (ou pas) qui viendront faire un séjour, souvent très long, au Prato. Citons de très grands clowns comme Catherine Germain (« Gilles est un profond insatisfait, il est sans arrêt en train de se poser lui comme passeur, un voyageur, un intranquille, le clown, c’est un peu ça, c’est un brouillon ») ou Gacon Bonaventure (« Le Prato c’est une famille c’est plus qu’une troupe » ). Dans ce beau livre très illustré nombreux sont les artistes qui disent tout ce qu’ils doivent au Prato, à « Gilles » et à « Pat », à la façon dont ils ont été écoutés, reçus, accompagnés. Citons Camille Decourtye et Blai Mateus (Baro d’evel), Chloé Moglia (« La façon qu’ont Gilles et Patricia d’être là tous les soirs, ce n’est pas juste un lieu qui fonctionne, mais c’est un poème qui respire »), Melissa von Vépy, Yolande Moreau ou Tiphaine Raffier. Cette dernière est élève à l’école du Théâtre du Nord lorsque Gilles Defacque vient diriger les élèves lors d’un stage. Defacque propose à Tiphaine de rejoindre l’équipe de Soirée de gala, autre spectacle marquant du Prato en 2013. « Une grande aventure, dit Tiphaine, la découverte que j’aimais beaucoup travailler avec des circassiens et que j’étais moi-même une artiste burlesque». Il faudrait aussi citer les complicités, avec Jacques Bonnafé, André Minvielle, Bernard Lubat et bien d’autres sans parler des musiciens compagnons du Prato. A La fin du livre, un abécédaire fait l’inventaire de tous ceux et toutes celles qui on partagé un bout de leur histoire avec le Prado. Il énumère également la liste des spectacles (autour de 70) sans compter les multiples solos de clowns, les ateliers-spectacles, les stages, les « performances à géométrie variable » et les « attractions littéraires ».
Patricia Kapusta avait rejoint le Prato dès 1991. A lui l’imagination et l’improvisation, à elle la gestion et l’organisation. Ils font la paire. Depuis qu’ils ont passé la main, Patricia retourne parfois au Prato. Gilles ne préfère pas. Il écrit, il a toujours écrit, des « parlures » et autres poésies, des canevas, ses mémoires sous un mode burlesque.
Il en a aujourd’hui fini de « jardiner les possibles ».
Ses obsèques auront lieu le 6 janvier à 11h, au cimetière de Lille-Est.
Une exposition de ses dessins et autres facéties se tiendra au Théâtre du Nord du 17 janvier au 8 février.
Un théâtre international de quartier, le Prato, ouvrage collectif sous la direction de Patricia Kapusta, éditions Invenit, 192 p, nombreuses illustrations, 25€.