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Billet de blog 31 mai 2025

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La guerre, côté femmes

En ouverture du Printemps des comédiens, avant le TGP et une longue tournée, Julie Deliquet adapte à la scène « La guerre n'a pas un visage de femme » de Svetlana Alexievitch, récit qui tresse des dizaines de témoignages de femmes soviétiques autour de la guerre 39-45. En scène, dix formidables actrices dans un décor d’appartement communautaire. Une traversée intense, subtile et admirable.

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Illustration 1
Scène de "La guerre n'a pas un visage de femme" © Christophe Raynaud de Lage

Quand, au milieu des années 80, parut La guerre n’a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch (née en 1948) , fille d’instituteurs, était une journaliste biélorusse encore peu connue. Le livre met en scène des dizaines de témoignages de femmes de l’Union soviétique pendant « la grande guerre patriotique », ainsi nomme-t-on la seconde guerre mondiale en Russie. Le livre s’est vendu à des millions d’exemplaires mais, bien que soutenu par Gorbatchev, il a été ici et là décrié en Russie: on y salissait l’ image héroïque du pays.

Svetlana Alexievitch allait ensuite publier, au fil des années, des livres saillants comme Les Cercueils de zinc (dans lesquels revenaient les corps des soldats morts lors de la guerre absurde menée par la Russie encore soviétique en Afghanistan) ou La supplication ( sous-titré « Tchernobyl, chronique d’un monde après l’Apocalypse ») et encore Ensorcelés par mort (sur le suicide). Dernier livre en date La fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement, toujours des témoignages entre illusions et désillusions autour du « Parti » et du communisme. Ce dernier livre, traduit en français (comme tous les autres) a été couronné du prix Médicis essai avant que Svetlana Alexievitch ne soit couronnée du Prix Nobel de littérature en 1995.

Aujourd’hui, comme on peut s’en douter, ses livres sont interdits dans la Russie de Poutine, ôté des bibliothèques et ainsi de suite. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Biélorusse Svetlana Alexievitch vit en exil à Berlin et le président autoritaire de son pays, Loukachenko, songe à saisir son appartement à Minsk.

Bien que non théâtrale mais cependant faite d’un tressage de voix, son œuvre a fasciné plus d’un metteur en scène, entre autres français. De Didier-Georges Gabily à Jacques Nichet ou Emmanuel Meirieu, la liste est conséquente et on ne compte plus les versions scéniques de La supplication. Et aujourd’hui, de femme à femme, Julie Deliquet met en scène sa traversée de La guerre n’a pas un visage de femme. C’est à la fois doux et intense, terrible et désarmant, comme si les neuf actrices d’âges divers (lulie André, Astrid Bayiha, Evelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudle, Agnès Ramy, Hélène Viviès), devant Svetlana Alexievitch (Blanche Ripoche) déployaient en paroles parcellaires des identités de femmes aux destins disparates durant la « grande guerre patriotique » (la seconde guerre mondiale) luttant contre l’ennemi fasciste.Elles sont brancardières,pilote, tireuse d'élite, agent de renseignenement...

Longtemps après la fin de la guerre, Alexievitch a rencontré ces femmes, le plus souvent seules, évitant le regard souvent inquisiteur et censeur des maris. Elle les voyait longuement, une fois, dix fois. Parfois l’accueil était un instant hésitant, voire méfiant, cependant, entre femmes, la complicité était vite trouvée, les souvenirs revenaient, affluaient, le plus souvent débarrassés d’autocensure. Des scènes obsédantes ou retrouvées à l’instant, des scènes de la vie quotidienne au front, rien d’exceptionnel ou d’héroïque le plus souvent, des confidences de femme à femme. Valentina (sergent chef d’une pièce de DCA) se souvient de ce printemps où « la glace s’est mise en marche sur la Volga » et qu’elle a «  vu dériver un gros glaçon sur lequel se tient deux ou trois Allemands et un soldat russe… ils étaient morts ainsi cramponnés l’un à l’autre. La glace les avait soudés et le glaçon était encore couvert de sang. Toute la Volga était teintée de sang ».

Tout au long du livre ; par intermittence, Svetlana Alexievitch parle en son nom propre. « Ce sont les larmes qui me soutiennent, qui m’aident à ne pas m’effrayer, à ne pas succomber à la tentation de ne pas raconter cette vie en entier, de retrancher ce qui pourrait faire peur ou n’être pas compris. De retoucher ou de réécrire »‘

Comment mettre cela en scène ? Julie Deliquet a une réponse proprement théâtrale : elle choisit neuf de ces femmes aux âges, aux mémoires et aux vécus disparates, toutes unies par la guerre qu’elles ont traversée au front, un faux-vrai chœur à neuf voix faisant face à cette femme venue les écouter dans cet appartement communautairs comme il en existait tant à l’époque  et où vivaient plusieurs familles dans des espaces restreints et surchargés d’objets, de vêtements, de valises, de bibelots. Elle sont là, ensemble, toutes debout, alignées devant le public avant d’occuper l’espace deux heures durant, parlant, s’écoulant les unes les autres, debout, toujours debout, à l’affût, à l’écoute, ne prenant pas le temps de prendre le thé ou de s’asseoir, se parlant autant entre elles que s’adressant à celle qui est venue écouter et recueillir leur parole, une assemblée de femmes entre elles.

Parler pour elles, est aussi un soulagement ; une façon de vider un  sac de remords, de regrets, de non dits. Ainsi Lioudmila : «  Mon mari est revenu de la guerre invalide. Ce n’était plus un jeune homme mais un vieux et c’était un malheur pour moi : mon fils s’était habitué à imaginer son père comme un bel homme à la peau toute blanche , et c’était un vieillard malade qui est arrivé ». Ainsi Antonina : après avoir vu son premier Allemand : «  en l’espace de deux trois jours, je n’étais plus celle que j’étais avant la guerre. J’étais devenue une autre personne. La haine nous submergeait, elle était plus forte que la peur que nous éprouvions pour nos proches, pour ceux que nous aimions, plus forte que la peur de mourir ». Ainsi Tamara, brancardière : « un homme meurt sous tes yeux...Et tu sais,tu vois que tu ne peut pas l’aider, qu’il ne lui reste que quelques instants à vivre. Tu l’embrasses, tu le caresses, tu lui dis des mots doux. Tu lui fais tes adieux. Mais c’est là tout le secours que tu peux lui apporter...Ces visages , je les ai encore tous en mémoire ». Ainsi Zinaïda, brancardière, suite à une explosion d’un obus, elle se se retrouve, couverte de sang, dans un trou, en compagnie de deux blessés : un Allemand et un Russe. L’un à une mitraillette, l’autre un pistolet. Trop affaiblis par leur blessures pour s’entre-tuer. Zinaïda les soigne tous les deux. Et on vient les chercher. « On les a tirés du trou tous les deux...Et embarqués...Tous les deux...Vous comprenez? ». Ou ce jeune soldat sachant qu’il va mourir demandant à une infirmière de dégrafer son corsage : il es si jeune qu’il n’a encore jamais vu les seins d’une jeune femme.

« J’avais peur de mourir sans avoir eu le temps de donner naissance à un bébé ; de laisser une trace sur terre. J’avais envie d’aimer » dit Olga. L’amour est le dernier thème abordé par Svetlana Alexievitch et c’est aussi le cas du spectacle . Avec tact dans les deux cas. Les épouses provisoires au front, oui, on en parle, mais le viol reste un sujet tabou qu’Alexievitch n’ose aborder sauf une seule fois (me semble-t-il) en deux lignes : « je me souviens d’une Allemande qui avait été violée. Ele gisait par terre, toute nue. Une grenade entre les cuisses... » dit Anastasia Vassilievna

Ce qui prime , c’est la confiance qui s’établit entre ces femmes, osant sans gêne parler entre elles de ces ruisseaux de sang qui leur coulent le long des jambes parce qu’elle n’ont pas de protections périodiques à leurs disposition, parce que, au front, elles vivent dans un monde d’hommes, régit par eux

Avec tact et habileté, à l’image de Svetlana Alexievitch écoutant ces femmes ; Julie Deliquet dirige ses actrices, leur laissant donner une impression (fausse) d’improvisation permanente, tant les complicités entre les actrices et entre elles et Deliquet, sont constantes et merveilleusement ramifiées. A chacun des spectateurs de faire des ponts, de penser à la résistance de pays occupés, de peuples opprimés, l’Ukraine, bien sûr, mais pas seulement.

Création du 30 mai au 1er juin au festival Le Printemps des Comédiens – Cité Européenne du théâtre -Domaine d’O, Montpellier, oui du 24 sept au 17 oct au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis que dirige Julie Deliquet

Puis tournée : les 8 et 9 janv , Théâtre National de Nice ; les14 et 15 janv MC2: Maison de la Culture de Grenoble : du 21 au 31 janv Théâtre des Célestins, Lyon ; les 4 et 5 fév Comédie de Saint-Étienne ; les 10 et 11 fév Théâtre de Lorient ; du18 au 20 fév Comédie de Genève ; les 25 et 26 fév Théâtre Malraux, Chambéry : du 3 au 7 mars Théâtre Dijon Bourgogne ; les 11 et 12 mars
Comédie de Caen ; les 18 et 19 mars Le Grand R, La Roche-sur-Yon ; le 27 mars L’Archipel de Perpignan ; du 31 mars au 3 avril ThéâtredelaCité, de Toulouse ; du 8 au 10 avril
Comédie de Reims ; le 14 avril La Ferme du Buisson, Noisiel ; le 17 avril Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge ; le22 et 23 avril Nouveau Théâtre de Besançon ;les 28 et 29 avril
La Rose des vents, Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, ; le 5 mai, Équinoxe de Châteauroux

Le texte figure dans le volume "Oeuvres" réunissant plusieurs livres (mais pas tous) de Stevtalan Aleievitch, Actes Sud, 780p; 26€

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