En 2013, Didier Eribon, dans La société comme verdict[1], a cherché à ouvrir la voie à une politique de l’émancipation en mettant à jour les mécanismes d’infériorisation, et les logiques de domination et de reproduction sociale à l’œuvre au coeur même d’institutions qui, comme l’école, sont censées échapper à ces logiques. Il approfondit, en 2016, dans Principes d’une pensée critique[2], la question du verdict social, et notamment des verdicts scolaires. « L’analyse du système scolaire montre que les verdicts scolaires (l’élimination, la relégation programmées des uns, la réussite tout aussi programmée des autres) sont des verdicts sociaux rendus à l’avance, qui s’abattent sur nous dès la naissance, et, en un certain sens, avant la naissance : selon le lieu, le milieu ou l’on arrive au monde, on ne suivra pas la même trajectoire scolaire. On peut dire que le verdict s’empare de nous et nous assigne une place qui nous attend, sauf exceptions relevant du "miracle" social, et que cette place précède la trajectoire qui va nous y conduire.» Didier Eribon n’escamote pas la réalité de ces réussites scolaires et universitaires d’enfants issus des milieux populaires, ces « miracles » selon lui qui permettent à certains de devenir des transfuges par rapport à la détermination sociale, dont il fait partie, comme Annie Ernaux[3] ou Edouard Louis[4], et qui sont pour certains la preuve que l’école peut jouer pour quelques-uns le rôle d’ « ascenseur social », même si l’ascenseur est "en panne" pour beaucoup.
Ces verdicts sociaux et leur impact sur le sujet discriminé ont été bien illustrés par le titre donné à l’ouvrage coordonné par François Dubet en 2013 sur l’expérience des discriminations : Pourquoi moi ?[5]
Il n’est pas inintéressant de constater que penser l’école comme verdict n’est pas seulement l’apanage d’un philosophe de la pensée critique radicale comme Didier Eribon. C’est ce que l’on peut observer à la lecture du récent rapport de Terra Nova[6], intitulé Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative[7]. Ses auteurs y appellent notamment de leurs vœux « la remise à plat de tout le système d’évaluation des élèves ». Et ils pointent notamment «des décisions d’orientation prises à la place des élèves» ainsi décrites. « L’école française n’est pas la seule où des « décisions d’orientation », ou leur équivalent, sont prises par l’institution, le cas échéant contre la volonté des familles ou des enfants : c’est bien sûr le cas de tous les systèmes à orientation précoce (entre 10 et 12 ans) comme ceux des pays de tradition scolaire germanique. Mais dans les cas où la répartition des élèves entre des voies différentes vient seulement vers 15 ou 16 ans, il est rare que l’orientation soit autoritaire et, comme c’est le cas en France, envoie certains élèves, d’une façon qui n’est pas marginale, dans une voie d’études où ils ne veulent pas aller (en général la voie professionnelle) et/ou, à l’intérieur de cette voie, vers des spécialités professionnelles que ces élèves ne veulent pas aborder». Ils précisent : « l’idée qu’un « jugement » porté par un conseil de classe puisse décider de la destinée d’une personne doit être discutée, en ce que ce jugement est en général par défaut : la voie professionnelle est considérée comme une réponse à un certain nombre de carences, notamment dans les disciplines d’enseignement général du collège, ce qui est une dévalorisation de fait de l’orientation professionnelle. Cette idée est confirmée mois après mois chez les élèves de troisième qu’on « menace » justement d’une telle orientation. Les différentes navettes entre parents et conseils de classe, donnent - sauf exception citée ci-dessous- le dernier mot à l’établissement, ce qui est fortement déresponsabilisant (en France, on « est orienté ») et marquée de prédictions à fort biais social. Consciente de ces difficultés, la loi de 2013 a proposé d’instaurer le « dernier mot aux parents », mais s’est aussitôt étrangement autocensurée en le proposant sur un mode expérimental».
On objectera sans doute à ce rapprochement, qu’instaurer le dernier mot aux parents ne lèvera pas comme par enchantement le poids des autocensures des familles populaires par rapport aux études de leurs enfants, ce que Marx appelait « l’aliénation » et « la fausse conscience », Althusser l’« idéologie », Foucault la « discipline » ou Bourdieu la « violence symbolique ». Mais on n’en remarque pas moins que les auteurs remettent en cause le fait considéré comme « naturel » que le verdict d’un conseil de classe puisse décider de la destinée d’une personne contre son gré.
Ces lectures montrent en tout cas, chacune à sa manière, l’écart existant entre les objectifs émancipateurs de l’école républicaine et sa réalité qu’on a souvent comparée à une « machine à trier[8]», fonctionnant sous le voile de l’élitisme républicain[9]. Il y a là sans doute une question politique de premier plan, dérangeante assurément, mais inévitable si l’on veut rompre vraiment en France avec le creusement des inégalités sociales de réussite scolaire.
[1] Eribon, Didier, La société comme verdict, Fayard, 2013
[2] Eribon, Didier, Principes d’une pensée critique, Fayard, 2016
[3] Il cite notamment, parmi les œuvres d’Annie Ernaux, La place, Une femme, La honte
[4] Un billet de ce blog a été consacré à En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014 : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/300114/en-finir-avec-eddy-bellegueule-quel-role-de-l-ecole
[5] Dubet, François, Cousin, Olivier, Macé, Eric, Rui, Sandrine, Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations, Seuil, 2013. Sont notamment évoquées des expériences de discrimination à l’école et à l’hôpital.
A propos de l'institution judiciaire, Geoffroy de Lagasnerie a récemment proposé dans Juger, l’Etat pénal face à la sociologie (Fayard, 2016), une lecture critique du procès pénal comme mise en scène de notre appartenance à l’Etat. Un billet de ce blog y a été consacré : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/240116/emc-au-lycee-se-representer-ou-penser-la-justice
[6] Terra Nova se présente comme « un think tank progressiste indépendant ayant pour but de produire et diffuser des solutions politiques innovantes en France et en Europe ». Terra Nova est signalé comme proche du parti socialiste.
[7] Rédigé par Roger-François Gauthier et Agnès Florin, publié le 27/05/2016, ce rapport est également le fruit d’un groupe de travail composé de André Canvel ; Laurence Cornu ; Joël Lebeaume ; Laurence Loeffel ; Luisa Lombardi ; Isabelle Robin ; Philippe Tournier ; Philippe Watrelot.
http://tnova.fr/rapports/que-doit-on-apprendre-a-l-ecole-savoirs-scolaires-et-politique-educative
Cahuc, Pierre, Carcillo, Stéphane, Galland, Olivier, Zylberberg,André, La machine à trier. Comment la France divise sa jeunesse, Eyrolles, 2011
[9] Baudelot, Christian, Establet, Roger , L'élitisme républicain. L'école française à l'épreuve des comparaisons internationales, Seuil, coll. « La république des idées », 2009