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Billet de blog 1 juin 2025

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Si le président Trump a eu besoin d’expurger la langue des sites officiels, point n’est besoin chez nous de la purger de certains termes absents de la pensée et du débat éducatifs.

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En janvier dernier, on a assisté, aux Etats-Unis d’Amérique à la diffusion d’une liste de termes désormais déconseillés ou proscrits par l’administration présidentielle, au nom de sa lutte contre « l’idéologie wokiste » . En quelques jours, ont disparu des sites officiels des mots comme « changement climatique », « discrimination » ou « LGBTQ », comme l’a montré le New York Times, copies d’écrans à l’appui[1].

On se souvient, en France, de la volonté, revendiquée par les ministres de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, au début des années 20, de combattre « l’idéologie woke », avec le lancement en 2021 du think tank Laboratoire de la République[2] par M. Blanquer et de la lutte contre « l’islamo-gauchisme » à l’Université par Mme Vidal[3], puis la tenue, en 2022 à la Sorbonne[4], d’un colloque destiné à rien moins que « reconstruire les sciences et la culture » en les épurant de « la pensée décoloniale », « la théorie du genre », et « la cancel culture » regroupées sous le terme de « wokisme ».

On pourrait citer également, dans une tout autre optique, l'appel de Villejean[5], qui, en janvier 2024, appelle à « bannir de notre vocabulaire le mot de "compétence" et le mot de "ressource"».

Dans ce contexte international cohérent, où certain(e)s politiques français(es) ont su tenir leur rang, on peut être tenté de ne pas percevoir comment certains mots sont en France pour le moins inemployés dans la langue officielle en matière d’éducation sans qu’il soit besoin d’en établir une liste explicite, puisqu’implicitement, la cause est entendue.

C’est ainsi qu’il est très rare pour ne pas dire impossible qu’un responsable politique parle autrement des savoirs enseignés à l’école qu’à travers les programmes d’enseignement. Ils semblent constituer l’alpha et l’oméga de ce qui se joue à l’école, comme si ce que prescrivent les programmes était enseigné partout et comme si rien ne se jouait d’autre à l’école, que l’acquisition très diverses des savoirs scolaires officiels par les élèves. Ce qu’ils peuvent faire comme expérience en fonction des modes de travail scolaire, de notation, d’évaluation, et d’orientation qui leur sont imposés ne compte pas plus que l’expérience qu’ils peuvent faire dans le cadre de leur vie scolaire. Mais du curriculum, terme communément employé hors de nos frontières pour désigner  les expériences d’apprentissage et les différentes visions de l’éducation qu’ils expriment, de façon explicite ou non, il n’est jamais question.

Pourquoi cet apparent consensus sur cette question ? Cela tient à la croyance, largement partagée, que les savoirs scolaires sont des savoirs scientifiquement établis, donc, parfaitement objectifs et neutres et que toutes les disciplines scolaires en garantissent donc la qualité objective comme l'affirment les signataires de l'appel de Villejean. Il devient donc inconcevable de parler de « politique des savoirs », puisque les savoirs enseignés et appris ne seraient justement pas tributaires d’autre chose que des connaissances scientifiquement établies.

De ce fait, que l’on fasse le choix d’enseigner les langues et cultures de l’Antiquité et non la médecine, d’enseigner exclusivement la langue et la littérature hexagonales sans donner la place qui leur revient aux langues et littératures ultramarines, de faire comme si tous les élèves, en arrivant à l’école, avaient le même bagage culturel et linguistique, ce qui autorise pleinement l’existence de programmes nationaux, toute cela serait parfaitement légitime.

Or, il n’y a pas que la prescription des groupes pour l’enseignement du français et des mathématiques au début du collège qui soit politique. Choisir les modalités d’évaluation individuelle par des notes qui permettent de trier les élèves par rapport à leur maîtrise des enseignements généraux qui leur sont dispensés, pour ensuite les orienter en fonction de la moyenne générale de leurs notes dans des enseignements exclusivement généraux (qui veut dire quoi, sinon qu’on est en dessus ou en dessous de la ligne théorique de flottaison), soit sur la base de leur succès vers le lycée général soit sur la base de leur échec - sauf exception - vers la voie professionnelle serait donc neutre ? Qui peut le croire ?

Eh bien, point n’est besoin de liste de mots proscrits pour que le débat sur l’école soit conduit en dehors des clous des programmes et sans allusion aucune à la politique des savoirs. Finalement, le débat éducatif dans notre pays se joue la plupart du temps avec un déficit de pensée que traduisent ces absences, ce que dénonce le CICUR[6].

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[1] https://www.nytimes.com/interactive/2025/03/07/us/trump-federal-agencies-websites-words-dei.html

[2] https://www.radiofrance.fr/franceinter/le-rejet-de-l-ideologie-woke-au-coeur-du-lancement-du-think-tank-de-jean-michel-blanquer-6886046

[3] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/02/16/frederique-vidal-lance-une-enquete-sur-l-islamo-gauchisme-a-l-universite_6070195_3224.html

[4] https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/01/08/le-wokisme-sur-le-banc-des-accuses-lors-d-un-colloque-a-la-sorbonne_6108719_3224.html

[5] https://www.pontcerq.fr/appel-des-enseignantes-et-des-enseignants-a-lutter-contre-lentree-de-lapproche-par-competences-dans-les-ecoles-de-la-maternelle-a-luniversite-appel-de-villejean/ 

[6] https://curriculum.hypotheses.org/

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