L’encart publié dans le dernier Bulletin officiel de l’éducation nationale[1], surtitré « Principe de laïcité à l’école » est intitulé Respect des valeurs de la République.
Signée du ministre, cette note de service est composée de deux parties, aux énoncés inattaquables :
- le non respect de la loi du 15 mars 2004 doit être sanctionné ;
- l’année scolaire 2023-2024 verra le renforcement des actions en faveur de la laïcité.
Si on entre dans le corps du texte, on peut faire les observations suivantes.
Le premier paragraphe rappelle la mission de l’Ecole – « former des citoyens libres, éclairés, dotés des mêmes droits et devoirs, et conscients de leur égale appartenance à la société française » ce qui « suppose que chaque élève puisse s’instruire, se forger un esprit critique et grandir à l’abri des pressions, du prosélytisme et des revendications communautaires » - et le sens du principe de laïcité « qui garantit la neutralité de l’institution scolaire et protège l’élève de tout comportement prosélyte, constitue donc un principe cardinal, protecteur de la liberté de conscience ».
Le deuxième paragraphe en vient au motif de cette publication : « Dans certains établissements, la montée en puissance du port de tenues de type abaya ou qamis a fait naître un grand nombre de questions sur la conduite à tenir. Ces questionnements appellent une réponse claire et unifiée de l’institution scolaire sur l’ensemble du territoire ».
Le troisième rappelle la règle fixée par la loi : « En vertu de l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation, qui reprend la loi du 15 mars 2004, le port de telles tenues, qui manifeste ostensiblement en milieu scolaire une appartenance religieuse, ne peut y être toléré. En application de cet article, à l’issue d’un dialogue avec l’élève, si ce dernier refuse d’y renoncer au sein de l’établissement scolaire ou durant les activités scolaires, une procédure disciplinaire devra être engagée ».
Voici donc une nouvelle fois la laïcité réduite à un code vestimentaire : peu importe que les autorités religieuses musulmanes rappellent, par la voix du président de la fondation de l’islam de France que l’abaya. n'est pas un vêtement religieux, encore moins un habit canonique[2], elle l'est, selon le ministère, par intention, et tombe donc comme le qamis sous le coup de l’interdiction décidée en 2004. Il est à prévoir que l’interdiction du port de l’abaya et du qamis conduira celles et ceux qui les portent à trouver d’autres moyens d’afficher leur rébellion contre un code vestimentaire implicite, et qu’ils poseront à nouveau aux équipes éducatives des questions sur la conduite à tenir, jusqu’à ce que le ministre ne dise clairement qu’il s’agit là du non respect de la loi de 2004… Et ainsi de suite…
Ne serait-il pas plus judicieux de prendre la question autrement ? Si, plutôt que de parler d’application du principe de laïcité, on explicitait le code vestimentaire de rigueur dans les établissements scolaires, autrement que sous la formule bien trop vague de « tenue correcte » ?
On sortirait alors du procès en traitement inégal des consciences et, bien souvent des genres, en contrôle du corps des femmes, car on s’en prendrait aussi bien aux jeans troués, aux croc-tops, aux pantalons tombant largement sur les fesses, pratiques réelles et bien plus massives que celle des abayas et des qamis. Mais peut-être est-ce justement parce que ces pratiques sont massives qu’on préfère ne pas les attaquer de front. Il y aurait en tout cas un avantage à ne pas confondre laïcité et code vestimentaire.
Aristide Briand a combattu en 1905 l’interdiction du port de la soutane, parce que la loi de 1905 est une « loi de liberté » et qu’en conséquence, elle ne doit pas « interdire à un citoyen de s’habiller de telle ou telle manière » ; ensuite, parce que le résultat serait « plus que problématique » : la soutane interdite, on pourrait compter sur « l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs » pour créer un « vêtement nouveau »[3].
Serions-nous, en 2023, sourds aux arguments de Briand et prêts à privilégier dans l’application du principe de laïcité des interdictions vestimentaires ciblant une catégorie d’élèves à l’exclusion des autres ? En poursuivant dans cette voie, sommes-nous sûrs de bien défendre les valeurs de la République quand la liberté, l’égalité et la fraternité sont mises à mal par ce genre d’interdiction ?
Ne serait-il pas plus opportun, pour sortir par le haut de ces conflits vestimentaires, de fixer, avec les élèves les parents et les personnels, des repères vestimentaires partagés sur ce qu’est une tenue correcte à l’Ecole ? Et de concentrer l’application du principe de laïcité à tous les élèves, en développant leur esprit critique, leur capacité de débattre de manière argumentée de tous les sujets, sans que certains soient exclus du débat sous quelque prétexte religieux que ce soit ?
Plus globalement encore, l’institution scolaire ne pourrait-elle pas procéder à son examen de conscience au sujet du respect des valeurs de la République ? Une école qui consolide les inégalités sociales et culturelles au lieu de les réduire, dont les procédures d’orientation aboutissent à une surreprésentation des élèves de milieux populaires en lycée professionnel et à leur sous- représentation en lycée général et technologique, une école dont les enseignements généraux qu’elle prescrit au collège préparent directement au lycée général et pas du tout au lycée professionnel, une école qui accorde l’enseignement de la philosophie aux lycéennes et lycéens mais à l'exclusion de celles et ceux des lycées professionnels, ne devrait-elle pas elle aussi, elle d’abord, se questionner sur le respect qu’elle pratique effectivement des valeurs de la République ?
Il y aurait là en effet de quoi gagner en crédibilité auprès de tous les élèves et de tous les citoyens et démentir le procès qui peut lui être actuellement fait d’un respect asymétrique des valeurs de la République.
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[1] https://www.education.gouv.fr/bo/2023/Hebdo32/MENG2323654N
[2] Entretien de Ghaleb Bencheikh dans Libération daté du 1/09/2023 : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/ghaleb-bencheikh-labaya-nest-pas-le-signe-dune-incompatibilite-de-lislam-avec-la-republique-20230831_MMNSFDO7VFD27CQ4SPCON6ZGPM/#:~:text=Pour%20le%20pr%C3%A9sident%20de%20la,confusion%20entre%20culturel%20et%20religieux.
[3] Comme le rappelle Jean Baubérot dans un récent billet de blog sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/jean-bauberot/blog/280823/l-ecole-gabriel-attal-et-la-laicite-geignarde