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Billet de blog 1 décembre 2024

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L’École, entre émancipation et servitude volontaire selon B. Ogilvie

Inclassable enfance, de B. Ogilvie, incite à un regard lucide sur une organisation scolaire à intention émancipatrice dont l’organisation et le fonctionnement conduisent à un échec scolaire massif.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Parmi les discours les plus fréquents, celui sur l’École comme instrument d’émancipation par la transmission à tous des savoirs indispensables pour devenir un citoyen éclairé est sans doute l’un de ceux qui est capable de rassembler très largement un consensus réconfortant en ces temps d’incertitudes de tous ordres, politiques notamment.

Pourtant, depuis longtemps, un contre discours peine à se faire entendre, comme l’observe B. Ogilvie. Pas seulement chez Marx, opposé à l’obligation scolaire en milieu spécialisé -une éducation du peuple par l’Etat étant condamnable, ce qu’Althusser reprendra en analysant l’École comme un appareil idéologique d’État,-, ou encore chez Illich prônant « une société sans école[1] », mais aussi en 1988-89, dans le cadre d’un groupe de travail appelé à proposer une révision des savoirs enseignés en veillant à renforcer leur cohérence et leur unité. Comme le rappelle, en appendice de son ouvrage Inclassable Enfance[2], Bertrand Ogilvie, le rapport de la Commission Philosophie et Epistémologie[3], coprésidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, pose une question de fond : « penser contre une tradition pour réexaminer la validité d’une pratique et la fonder autrement ou en instaurer une autre, quoi de plus philosophique ? ». Comment ses auteurs analysent-ils l’acte d’enseignement ? « L’École ne juge pas les élèves sur ce qu’elle leur enseigne, mais sur autre chose qu’elle ne leur enseigne pas ». Il faudrait donc répondre véritablement à cette question : « Que leur apprend-on et que veut-on qu’ils sachent ? (…) Toute l’énigme de l’échec scolaire est là : on délivre un certain savoir, on en exige en retour un autre, qui ne peut être acquis qu’en dehors de l’École ». « L’apprentissage de la lecture en est un exemple commode et fondamental », poursuivent les auteurs en opposant l’apprentissage à l’école des éléments (lettres, syllabes, mots, phrases), alors qu’est demandé en retour une manipulation, combinaison de ces éléments, ce qui suppose une familiarité de la chose écrite, acquise indépendamment de l’apprentissage scolaire. « Cette procédure, terriblement efficace, qui a pour résultat de rendre quasiment invisible, pour les élèves autant que pour les maîtres, la causalité mystérieuse de l’échec, se répète tout au long du cursus scolaire jusqu’à l’Université ». « C’est de cette manière, à travers une égalité des chances effective (et non pas apparente ou illusoire) et par le moyen même de cette égalité, l’École, qu’elle le veuille ou non, continue à faire jouer l’inégalité des origines ».

Bertrand Ogilvie met en lumière « les quatre torsions constitutives de l’École : spatiale, temporelle, évaluative, et élémentaire ».

On ne reviendra pas sur la dernière justement exposée dans le rapport de 1988 cité ci-dessus. La torsion évaluative tient au fait que la note sanctionne non un savoir ou une compétence, mais porte sur les individus eux-mêmes, puisqu’on est selon les cas, « bon » ou « mauvais » en maths, « en échec » ou « en réussite ». Selon Bertrand Ogilvie, « le fait que l’évaluation se fait toujours à un moment donné, et de manière irréversible, » (pensons aux contrôles, aux examens, aux concours) « condamne l’évaluation à ne toujours porter que sur des personnes et jamais sur leur travail ». En lien avec cette évaluation permanente, la torsion temporelle fait que ce qui compte à l’Ecole, ce n’est pas l’acquisition de savoirs, mais de noter ce que chacun sait tel jour à tel moment dans tel domaine, ce qui n’a aucun intérêt du point de vue du contenu même des savoirs. Quant à la torsion spatiale, elle tient au fait que l’espace donne à voir des enfants également exposés au même enseignement, entendant la même chose, sans donner à voir que certains d’entre eux sont en connivence avec le discours professoral quand d’autres y sont en exil, vivant alors ce lieu de la classe comme un lieu de brimade et d’humiliation.
Pour Bertrand Ogilvie, « il ne fait pas de doute, et en France peut-être tout particulièrement, que les savoirs sont toujours présents à l’École, et qu’ils y produisent toujours des effets (d’instruction et d’émancipation) mais différentiellement (pas pour tout le monde. Car ils sont toujours sous domination ou surdétermination de la mesure et de l’évaluation qui édulcorent et vont même parfois jusqu‘à annuler leur puissance ». Notre École, « machine à émanciper dans son intention affichée, fonctionne en réalité comme une machine à créer et reproduire de la différence ».

Poser la question des savoirs et de ce que leur enseignement tel qu’il est organisé produit est nécessaire. Mais, dans le même mouvement, pourquoi ne pas questionner aussi la manière dont les savoirs enseignés sont choisis, hiérarchisés, entre les « fondamentaux » et les autres, entre les enseignements à horaire officiel et les incitations à des éducations sans horaire effectif ? Ces savoirs scolaires « naturalisés », sont en fait des constructions historiques, procédant de choix, politiques et idéologiques notamment, qui font qu’il paraît "naturel", par exemple, d’enseigner les langues anciennes dès le collège mais ni la médecine ni le droit. Remettre en question l’espace, le temps, l’évaluation scolaire, la conception élémentaire des enseignements, ne peut pas aller sans questionner également les choix et les hiérarchies établies entre les savoirs qu’on enseigne et ceux qu’on n’enseigne pas. L’ouvrage de Bertrand Ogilvie a un grand mérite : celui de nous alerter sur la « complicité collective implicite » qui nous conduit a considérer comme des allant de soi quasi naturels les caractéristiques d’une organisation scolaire qui, au fil du temps, réussit à produire massivement de l’échec contrairement à ses intentions affichées.

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[1] Ivan Illitch, Une société sans école, 1971 rééd Le Seuil, 2003

[2] Bertrand Ogilvie, Inclassable Enfance, La Tempête, 2024

[3] Rapport publié dans Les Temps modernes, mai 1991

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