Dans Histoires et avenirs de l’éducation[1], Jacques Attali dessine, en opposition à des scénarios catastrophes accouchant de l’homo barbaricus, un « système idéal de transmission des savoirs » qu’il fonde sur un nouveau quadrivium : sciences (astronomie, mathématiques, physique, mécanique, géométrie, biologie, génétique, sciences de l’espace, neurosciences), éthique (religions, philosophies, libertés publiques et privées, respect de soi et des autres, tolérance, altruisme, empathie), art (histoire, littérature, musique, arts graphiques) et écologie (climatologie, agronomie, paysagisme, biodiversité, biomimétisme, alimentation, eau, géographie) en sont les composantes. Homo hyper-sapiens s’opposerait ainsi à homo barbaricus.
S’il élargit le quadrivium originel, qui circonscrivait les quatre sciences mathématiques de l’Antiquité (arithmétique, géométrie, musique, astronomie), J. Attali élargit également les sept arts libéraux hérités de l’Antiquité et qui désignaient au Moyen-Âge l’ensemble des savoirs indispensables à un esprit libre : grammaire, rhétorique, logique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique. Par rapport aux programmes actuels d’enseignement, on observe, outre la non présence des langues comme composante du nouveau quadrivium, alors que J. Attali écrit dans la même page qu’« il faudra les enseigner pour pouvoir mener avec des étrangers de vraies conversations sans artefacts », la mise en avant de l’éthique et de l’écologie comme pôles constitutifs des savoirs à transmettre, quand les deux autres pôles (sciences et arts) relèvent plutôt d’une forme de continuité avec le présent.
Mais ce quadrivium n’est pas l’alpha et l’oméga de ce qui doit être transmis. Il faudra, écrit J. Attali, « par ailleurs » cultiver la mémoire, apprendre tous les savoirs nécessaires à la vie quotidienne et à l’empathie, et pratiquer assidument le plus de sports possible.
Ce « par ailleurs » indique la difficulté éprouvée par l’auteur à rompre avec un modèle de transmission priorisant des savoirs scientifiques, artistiques ou éthiques rattachables à des disciplines universitaires existantes, et rejetant en périphérie d’autres savoirs comme ceux indispensables à la vie quotidienne, ou vitaux comme le sport.
Il ne serait pas sûr que mettre en œuvre la préconisation de J. Attali se traduise par un rééquilibrage entre les savoirs théoriques et les savoirs pratiques, ni entre l’instruction et l’éducation qui sont les deux composantes inégales de la formation actuellement dispensée aux jeunes de notre pays. A ne pas modifier le déséquilibre de la formation actuelle, on risque de reproduire, même avec un nouveau quadrivium, les effets observés de la conception actuelle de la formation scolaire : une formation qui est favorable à ceux qui ont hérité familialement de codes scolaires et culturels dont d’autres sont dépourvus dans leur milieu familial et dans leur environnement immédiat.
Plus profondément, on ne peut que douter de la réelle transformation positive des savoirs transmis quand on découvre que, selon Jacques Attali, l’école du futur sera moins coûteuse puisque « les professeurs seraient assistés en permanence par des contenus et méthodes pédagogiques envoyés quotidiennement », proposition qui laisse redouter une uniformisation des contenus et méthodes d’enseignement standardisés, peu propice à autre chose qu’une éducation à la chaîne. On est bien loin ici des vingt recommandations pour le monde formulées par J. Attali à la fin de son ouvrage, notamment celles d’ « aider chacun à devenir soi » et de« promouvoir la sincérité, la curiosité et la motivation, le goût de la raison, de la créativité, de l’art, de l’esprit critique » et de « valoriser la profession enseignante ». Il est vrai, que, selon Jacques Attali, les « professeurs magnifiques » qui l’ont marqué « ne connaissaient pas les pédagogies d’aujourd’hui ; et tous n’avaient à leur disposition que des manuels et des cahiers d’exercice. Un seule chose les réunissait : la passion de transmettre ». Apparemment, Jacques Attali, quand il envisage l’avenir, ne se demande pas si cette passion pourrait survivre à l’envoi quotidien par mél de contenus et méthodes d’enseignement…
Finalement, si les scénarios sombres d’avenir évoqués par Jacques Attali (la barbarie de l’ignorance ou la barbarie de l’artefact) sont écartés, il n’est pas sûr que le nouveau quadrivium et les enseignants transmetteurs de contenus et méthodes d’enseignements reçus quotidiennement par mél composent un avenir aussi enviable qu’il semble le croire. Cet avenir-là se dessine dès à présent avec le recrutement à la hausse d’enseignants contractuels moins qualifiés et formés que les titulaires et avec l’uniformisation des programmes d’enseignement privant les professeurs de la responsabilité de choix de contenus et de méthodes. Aux professeurs de français, par exemple, en classe de première, sont imposés et une liste obligatoire d’œuvres d’auteurs et le parcours qui oriente leur étude, ce qui, d’une part, encourage les élèves à privilégier l’apprentissage par cœur en vue de l’examen plutôt que la lecture personnelle et, d’autre part, dévalorise les professeurs en les réduisant au rôle de répétiteurs.
Finalement, l’avenir de l’éducation, que Jacques Attali considère comme souhaitable et alternatif aux scénarios catastrophes, ne constitue une rupture franche ni avec l’héritage ancien ni avec les évolutions présentes dont il renforce même des aspects fort peu enviables.
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[1] Jacques Attali, Histoires et avenirs de l’éducation, Flammarion, 2022