Le nouveau management public, diffusé mondialement à partir des Etats-Unis depuis les années 80, a profondément modifié l’approche des organisations éducatives. On est passé d’une obligation de moyens à une obligation de résultats, du commandement hiérarchique administratif à une nouvelle gouvernance, donnant une place considérable à l’évaluation des résultats et de la performance, à la reddition de comptes, tendance manifestée au ministère de l’éducation nationale par la division de l’évaluation, de la performance et de la prospective. Pour évaluer, rien de tel que les chiffres. Les chercheurs ont donc été sollicités pour que leurs travaux permettent d’établir des données probantes susceptibles de fonder des politiques éducatives non seulement efficaces, mais efficientes, avec le meilleur rapport entre l’investissement et les résultats.
On s’est alors inspiré des démarches mises en œuvre dans le champ de la médecine. La recherche médicale a en effet cherché à évaluer, par des méthodes expérimentales rigoureuses, les effets de différentes pratiques. Pour les tenants d’une politique éducative fondée sur des données probantes, l’argumentaire est d’une grande limpidité : « qui peut s’opposer à l’emploi des moyens les plus efficaces pour favoriser la réussite des élèves (…) en particulier pour les élèves en difficulté et ceux à risque d’échec ? » demandent ainsi les auteurs québécois[1] du premier chapitre de Les données probantes et l’éducation[2]. On reconnaît là l’idée selon laquelle il suffirait de n’utiliser que « ce qui marche », établi par la recherche, et renoncer aux autres méthodes d’enseignement pour sortir l’école de la crise où elle s’enfonce. Qui pourrait être contre, en effet ?
Mais justement, dans le deuxième chapitre, deux autres chercheurs québécois[3] exposent les limites des « données probantes » en éducation, et notamment celle de leur prétendue irrécusable objectivité scientifique. « Au service de quelles conceptions du monde social, de la personne ? De quelles valeurs ? Qui décide ? Qui définit les critères de ce qui est le meilleur ? (…) Et on ne parle pas ici des conditions socioéconomiques des élèves et de leurs familles, qui inclut la scolarité des parents, un des facteurs les plus importants de la réussite scolaire ». Plutôt que de science, il conviendrait alors selon eux de parler de vision scientiste, avec pour objectif la standardisation des pratiques enseignantes.
Plus profondément encore, le « ce qui marche » se résout-il aux taux de réussite aux examens et à la diplomation, effectivement mesurables, ou ne repose-t-il pas sur des effets beaucoup moins mesurables en termes d’émancipation et d’insertion sociale, culturelle, politique ?
Le débat étant ainsi posé, les auteurs des différents chapitres proposent aux lecteurs un cheminement qui cherche à répondre à des questions portant sur le passage de l’expérimentation particulière à sa généralisation –l’implémentation-, et sur ce que devient dans ce cadre l’autonomie des enseignants. Plusieurs exemples de régulation des systèmes éducatifs par des données probantes, permettent de voir la naissance aux Etats-Unis d’une politique éducative fondée sur les données probantes, son extension en Angleterre et en Europe, puis en Chine, où des réticences s’expriment, dénonçant le "statisticalisme" qui se concentre sur les données plutôt que sur les faits. En France, la création, lors du ministère Blanquer, du conseil scientifique de l’éducation nationale et du conseil d’évaluation de l’école s’inscrit dans ce mouvement, comme le dédoublement des classes de CP. L’analyse de l’exemple d’un programme d’acquisition de compétences psychosociales dans un département puis une académie souligne les freins sur le terrain à la mise en oeuvre durable du programme qui se heurte notamment aux rigidités de la forme scolaire. La question placée en titre du chapitre 7, posée par François Vincent - Peut-on réellement mesurer l’éducation ?- résume l’essence du débat. En montrant les fondements et la pertinence de la recherche qualitative, il plaide pour que soient prises en compte les limites des données probantes : à partir de l’exemple de l’enseignement de l’écriture dans l’enseignement secondaire québécois, il montre que celui-ci ne saurait se réduire à éviter de « faire des fautes », plus facilement quantifiables que les intentions de communication et d’expression. Roger-François Gauthier pose à son tour quelques questions fondamentales : qui demande de chercher des données probantes sur tel objet ? Et pourquoi certaines données ne sont jamais recherchées ? Pourquoi tant d’autres données disponibles, les plus nombreuses, les notes produites par les enseignants, ne sont jamais utilisées ? Pourquoi un tel silence sur les finalités du système éducatif ? Et si les données probantes, au lieu d’informer les politiques éducatives n’étaient recueillies que pour les justifier ?
Face à la révolution des données probantes, Sihame Chkair propose d’enrichir la pyramide la preuve, outil méthodologique de construction des données probantes, avec la pyramide des acteurs, car « enseigner ce n’est pas exécuter une recette, c’est interpréter les propositions issues de la recherche au regard des besoins des enfants que l’on connaît » selon S. Demers.
L’ouvrage, paru en mars dernier, rassemble ainsi les contributions de quatorze chercheurs québécois, belges et français qui expriment tout autant leurs désaccords que de possibles convergences : en refusant de s’inscrire dans une défense et illustration tout autant que dans un réquisitoire à charge, Sihame Chkair et Sylvain Wagnon arrivent ainsi à proposer au lecteur une approche sereine d’un débat qui tranche avec les excommunications auxquelles il a pu donner lieu, opposant le parti de la science à celui d’idéologies. Et ils ouvrent ainsi une perspective pour sortir par le haut des oppositions nettement exposées au début de l’ouvrage. Face à une approche "quantocratique" réductrice qui peut tenter l’autorité politique, il faut faire prévaloir l’esprit critique et le débat argumenté, associant quantitatif et qualitatif et garant d’une éducation démocratique dans un monde d’incertitudes.
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[1] Steve Bissonnette, Clermont Gauthier, Marie Bocquillon et Jérôme Saint Amand
[2] Sihame Chkair & Sylvain Wagnon (dir), Les données probantes et l’éducation, De Boeck, 2023
[3] Charles-Antoine Bachand & Stéphanie Demers