Après la Cour des comptes[1], le Sénat est revenu, le 24 novembre dernier, dans un avis sur la loi de finances 2017 présenté par sa commission de la culture, de l’éducation et de la communication[2], sur «les chiffres communiqués par le ministère au sujet des démissions d’enseignants (qui) révèlent une progression inquiétante du phénomène auprès des enseignants stagiaires, particulièrement dans le premier degré» : leur taux « triple dans le premier degré et double dans le second entre les années scolaires 2012-2013 et 2015-2016 ». il est en effet passé pour les stagiaires de 1,14% en 2012-2013 à 2,48% en 2015-2016, et, pour les titulaires, le nombre de démissions a augmenté de 416 à 641, soit une augmentation de plus de 50%. Selon le rapporteur de la commission, « le caractère éprouvant de l’année de stage, pendant laquelle les stagiaires doivent assurer un service d’enseignement à mi-temps, suivre leur formation et mener un travail de recherche, a été mis en avant par plusieurs des syndicats interrogés par votre rapporteur ». Mais le phénomène, touchant aussi des personnels titulaires, ne permet pas de considérer cette explication comme suffisante.
Faut-il alors envisager que l’exercice du métier réel d’enseignant démente sa relative attractivité auprès de ceux qui s’y sont engagés ? Ce qui est sûr, c’est que le phénomène des enseignants décrocheurs n’est pas un phénomène hexagonal. Si l’on en croit une étude publiée récemment par la DEPP du ministère de l’éducation nationale dans Education et formation[3], « Les Pays-Bas connaissent un taux relativement élevé d’abandon d’études au cours des formations destinées à l’enseignement dans le primaire (ce taux varie entre 11 % et 26 % selon les programmes de formation) et une portion importante d’enseignants débutants qui quittent la carrière enseignante (12 % en moyenne dans l’enseignement primaire et 22 % dans le secondaire) au cours de la première année d’exercice [MOCW, 2014]. Des indicateurs publiés par les autorités en Angleterre suggèrent une pénurie croissante d’enseignants, avec un taux d'emplois vacants et un recours à des emplois précaires qui ont doublé entre 2011 et 2014, ainsi qu’avec un taux de départ des enseignants qui augmente plus vite en mathématiques et en sciences que dans les autres disciplines [NAO, 2016]. Le principal syndicat d’enseignants en Suède (Lärarförbundet) et l’institut suédois de statistiques prévoient qu’il manquera 65 000 enseignants au système éducatif suédois en 2025 [euryPédia 14.2] ; le système scolaire en compte 200 000 en 2014 (Eurostat)». Le phénomène est internationalement caractérisé comme celui des "enseignants décrocheurs" depuis de nombreuses années. Citons par exemple l’enquête pancanadienne, réalisée en 2008 en partenariat avec le Centre de recherche sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) pour l’association canadienne des professeurs d’immersion[4]. Cette enquête permet notamment de mettre l’accent sur l’aspect stratégique l’insertion professionnelle initiale : « une grande partie des décrochages enseignants relatés dans cette enquête ont eu lieu durant les cinq premières années de pratique (dont 50 % pendant les deux premières années), ce qui semble confirmer l’idée que l’insertion professionnelle est une phase particulièrement propice au décrochage». Cette « période de survie » par manque d’expérience en début de carrière est d’autant plus délicate que le public scolaire est difficile et que les relations avec les collègues et la direction de l’établissement se caractérisent par un manque ressenti de soutien, voire même de confiance. Un état des connaissances sur le décrochage enseignant établi en 2013[5] présente l’intérêt de s’interroger sur le caractère inhérent à toute profession de ce décrochage initial (une sorte de tri finalement positif pour la profession, grâce au départ de ceux qui se sont trompés de métier) ou sur le caractère spécifique de ce phénomène chez les enseignants qui révèlerait des dysfonctionnements dans le recrutement, la formation, l’accompagnement, et les conditions mêmes de travail des enseignants. Il semblerait que l’aggravation du phénomène signifie que par delà un phénomène valable pour tous les métiers, il s’agit bien ici d’un phénomène particulier touchant les enseignants. Par exemple, aux Etats-unis, en 2002, « le taux de décrochage enseignant est plus élevé que dans d’autres professions : 46 % des nouveaux enseignants délaisseraient l’école au cours des cinq premières années de pratique[6]» ; « Au Canada, la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants (FCE) estimait en 2004 que le taux de décrochage des praticiens était d’environ 30 %durant les cinq premières années de leur carrière ». Toutefois, indiquent prudemment les auteurs de cette étude, « il est difficile de se faire une idée de l’ampleur du décrochage à l’échelle nationale et internationale. D’ailleurs, les résultats sont parfois contradictoires d’une étude à l’autre». On ne s’en étonnera pas : la particularité des enseignants décrocheurs étant qu’on sait où ils ne sont plus sans nécessairement savoir où ils sont.
Ces données sur le décrochage des enseignants, notamment stagiaires ou nouvellement entrés dans le métier, sont à mettre en relation avec une autre donnée récente : le fait que désormais, en 2015 par exemple, selon le CNESCO[7] 25% des admis aux concours de recrutement de professeurs des écoles étaient salariés du public ou du privé ou demandeurs d’emploi. Hors demandeurs d’emploi, le pourcentage d’admis aux concours après une première carrière publique ou privée est passé de 8,4% il y dix ans à 15% dans le premier degré et 16% dans le second. Nathalie Mons, présidente du CNESCO, voit dans cette tendance une preuve de ce que « l’appétence pour le métier d’enseignant demeure ». En effet, ceux qui échouent aux concours alors qu’ils travaillent déjà hors éducation nationale sont encore plus nombreux proportionnellement que ceux qui y réussissent.
Il serait très intéressant de savoir si le taux d’enseignants qui décrochent à leur entrée dans le métier est équivalent pour tous les âges, ou s’il est plus ou moins important chez les nouveaux enseignants qui ont préalablement travaillé dans le public ou le privé. Les propositions destinées à réduire cette tendance à la démission et à renforcer l’attractivité du métier pourraient alors être plus finement ajustées.
[1] Cour des comptes, note d’analyse de l’exécution budgétaire 2015 de la mission interministérielle « Enseignement scolaire », mai 2016.
[2] http://www.senat.fr/rap/a16-144-3/a16-144-31.pdf
[3] Florence Lefresne et Robert Rakocevic, MENESR-DEPP, mission aux relations européennes et internationales
[4] Karsenti, T., Collin, S., Villeneuve, S., Dumouchel, G. et Roy, N. (2008). Pourquoi les nouveaux enseignants d’immersion ou de français langue seconde quittent-ils la profession? Résultats d’une enquête pancanadienne. Ottawa, ON: Association canadienne des professeurs d’immersion. Dépôt légal : Bibliothèque et Archives Canada, 2008 ISBN : 978-0-9811498-3-7 https://www.acpi.ca/documents/outils/ressources/synthese.pdf
[5] Thierry Karsenti • Simon Collin • Gabriel Dumouchel Le décrochage enseignant : état des connaissances,Springer Science+Business Media Dordrecht and UNESCO Institute for Lifelong Learning 2013
[6] Ingersoll, R. M. (2002). The teacher shortage : A case of wrong diagnosis and wrong prescription. NASSP Bulletin, 86(631), 16–30.
[7] Rapport de synthèse Le métier d’enseignant attire-t-il toujours ? , CNESCO, novembre 2016, voir notre billet du 8 novembre https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/081116/attractivite-du-metier-d-enseignant-quelles-strategies-travers-le-monde