On ne saurait reprocher au ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse de ne pas chercher à capter la bienveillance des enseignants à qui il a adressé aujourd’hui une lettre. Il est avec eux sur le mode du partage : « je choisis de partager avec vous mes décisions le plus directement possible, plutôt que par voie de presse ». En effet « c’est à vous que je m’adresse d’abord. À vous que je fais mes annonces. C’est pour moi tout à la fois une question de respect et l’expression d’une conviction forte : c’est avec les professeurs, par les professeurs, grâce aux professeurs, que nous relèverons le défi de l’élévation du niveau ».
Il conclut sa lettre avec la même révérence affichée à l’égard des destinataires : « Chaque jour, vous accomplissez des miracles, déjouez des pronostics, permettez à des élèves d’écrire leur propre destin, prouvez que la pédagogie peut renverser la sociologie[1]. Mon souhait, mon unique souhait, c’est que vous trouviez dans cette mobilisation pour l’exigence les moyens d’amplifier encore votre action au service de nos élèves. Vous me trouverez, pour cela comme pour tout le reste, toujours à vos côtés, avec un respect total et une admiration infinie ».
Il partage avec eux une critique implicite de mesures prises avant lui par ses prédécesseurs : « d’année en année, de réforme en réforme, l’autorité de votre expertise pédagogique a pu être progressivement affaiblie. Personne ne connaît mieux que vous le niveau de vos élèves, et pourtant… » le paragraphe se poursuit avec une anaphore (Pourtant, pourtant, pourtant) où il épingle tour à tour le passage dans la classe supérieure qui n’est plus une décision souveraine des enseignants et les correctifs académiques apportés aux notes qu’ils attribuent aux examens.
Il annonce donc très logiquement, que dès le début de 2024 il publiera « un décret qui rendra à l’équipe pédagogique - et non plus aux familles - le dernier mot s’agissant du redoublement de l’élève ». « Je prendrai également une circulaire (sic) qui supprimera le « correctif académique » dès la session 2024 du brevet et du baccalauréat. Ce sont désormais les notes que vous attribuez, et elles seules, qui détermineront leur obtention par nos élèves ».
Ensuite, il en appelle à la science et au bon sens : il n’est pas sûr que les deux premières mesures annoncées relèvent de l’une ni de l’autre.
On en vient donc, pour la première fois depuis Jules Ferry à la labellisation des manuels dans le premier degré. Le ministre n’a pas de mots assez forts pour louer « l’expertise pédagogique des professeurs » mais il préfère leur retirer la responsabilité de choisir un manuel. De la même façon, il a trouvé la solution pour mieux enseigner les mathématiques à l’école : la méthode de Singapour, « Cette méthode, désormais appliquée par 70 pays, a fait ses preuves ». Manuel unique, méthode unique, voici les professeurs fort bien considérés par le ministre, et les élèves considérés comme relevant tous d’une seule méthode d’enseignement.
« Pour donner toutes les chances à nos élèves de réussir, les professeurs auront désormais le dernier mot s’agissant du redoublement ». Cette affirmation relève-t-elle de la science, sans doute pas, puisque le ministre de le justifie pas. Du bon sens alors ? Le redoublement qui provoque chez l’élève concerné, considéré comme un train, le passage de la catégorie « à l’heure » à la catégorie « en retard » ne garantit en rien sa réussite, mais plutôt son aiguillage sur une voie de garage lorsqu’il arrivera en gare de triage.
Vient ensuite, on s’y attendait, la généralisation des groupes de niveaux : « À compter de la rentrée prochaine, les élèves de 6ème et de 5ème seront donc désormais répartis en 3 groupes de niveaux pour leurs enseignements de français et de mathématiques (…) La même organisation s’appliquera pour les classes de 4ème et de 3ème à compter de la rentrée de septembre 2025 ». Mais le ministre ajoute : « Par ailleurs, les collégiens connaissant les plus grandes difficultés s’agissant du français et des mathématiques pourront désormais bénéficier d'une scolarité aménagée : le volume horaire de ces disciplines pourra être sensiblement augmenté, avec une réduction temporaire des cours dans d’autres disciplines ». C’est dire qu’il renonce explicitement à un collège de la culture commune pour proposer dès l’entrée au collège, des régimes d’accès aux savoirs différenciés. Priver les élèves, qui ont des difficultés en français et en mathématiques ,d’enseignements dans lesquels ils pourraient s’épanouir, et en leur imposant plus d’heures de français et de mathématiques : il n’est pas sûr que le bon sens inspire cette mesure.
Le ministre « souhaite par ailleurs donner une véritable exigence au diplôme national du brevet. Au-delà de la suppression des consignes de correction académiques que j’appliquerai dès la session 2024, celui-ci évoluera plus profondément à partir de la session 2025. D’abord, la note du contrôle continu sera calculée à partir de la moyenne des notes disciplinaires que vous attribuez aux élèves, et non plus par les « compétences » converties en points. Ensuite, les épreuves terminales représenteront 60 % de la note finale, au lieu de 50 % aujourd’hui. Enfin, le diplôme du brevet conditionnera l’accès direct au lycée ». C’est une belle façon de jeter par dessus bord ce qui restait des objectifs du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, et c’est parfaitement logique puisque le ministre rompt explicitement avec l’objectif d’une culture commune partagée par toutes et tous les collégiennes et collégiens[2]. Revenu à sa forme d'examen le plus traditionnel, le brevet pourra être un barrage efficace à la poursuite d'étude dans les lycées.
On n’évoquera pas ici les propos concernant les lycées qui mériteraient un développement particulier, ce qui nous évitera d’avoir la cruauté de relever que l’exigence orthographique n’est pas au rendez-vous de cette lettre puisque le ministre y écrit « Le retour d’une heure et demi (sic) de mathématiques dans le tronc commun de l’ensemble des élèves de 1ère cette année ».
On retirera de cette lettre deux idées forces.
La première, celle du retour en arrière pour répondre aux questions d’aujourd’hui et de demain, qui est le fondement même d’une approche réactionnaire.
La seconde : tout se passe, une fois de plus, comme si l’école ne pouvait être interrogée que sur sur son organisation pratique, mais pas sur les savoirs mêmes qu’elle choisit d’enseigner ou de ne pas enseigner, ni sur la manière dont l’acquisition effective de ces savoirs par les élèves s’effectue. En 2013, s'affichait l’ambition d’une culture commune pour tous les élèves, en 2024, de simples « repères de culture générale » suffiront. « Exigence des savoirs », « choc des savoirs » ? Qu’il soit permis d’en douter, il s’agit plutôt de contusions des savoirs…Apparemment, il n’y a pas lieu de s’interroger : la note donnée par un enseignant est nécessairement la juste note (la science docimologique ne fait pas partie des références scientifiques du ministre, semble-t-il), la difficulté d’apprentissage se résout d'abord par plus d’heures dans les domaines où on est en difficulté et moins d’heures dans les autres, et, en fin d’année, par le redoublement décidé par les professeurs souverains (vous aviez dit "co-éducation" ? N'y pensez plus !). Il y a là, pour le ministre de quoi séduire peut-être ceux qui se contentent de propos flatteurs à leur égard, mais il y a là surtout la volonté de ne toucher à rien de l’essentiel, la politique des savoirs qui conduit par sa conception même une part des élèves à l'échec scolaire. En renonçant à la culture commune pour toutes et tous, en mettant le cap sur le collège d’avant 1975, on peut être sûr d’une chose : le « en marche » de 2017 est devenu, pour l’Ecole en 2023, « en marche arrière, toute ! ». Et , pour ouvrir d'autres perspectives que ce retour vers le passé, on ne peut qu’inviter à lire la lettre ouverte adressée au ministre le 1er décembre par le CICUR sur le collège[3].
______________________________________________-
[1] Le ministre semble chérir cette métaphore qui fera, sans nul doute, partie du petit livre des pensées sur l’éducation dont il devrait nous gratifier. On se demandera au passage en quoi la science sociologique, dont Durkheim, qui fut aussi un pédagogue, est une des grandes figures, est opposée à la pédagogie…
[2] S’il n’en dit mot aux enseignants, le ministre, dans son dossier de presse diffusé le même jour, annonce parmi les mesures « un socle commun réorganisé autour de compétences disciplinaires, psychosociales et de repères de culture générale » ; On observera que de la « culture » on passe aux « repères de culture générale » : Ambition, quand tu nous tiens ! Qu'il n'en dise mot aux professeurs, n'est-ce pas le signe de l'importance qu'il lui accorde ?
[3] https://www.cafepedagogique.net/2023/12/01/cicur-inventer-enfin-le-college-de-la-culture-commune/?utm_campaign=Lexpresso_01-12-2023_1&utm_medium=email&utm_source=Expresso