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formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

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Billet de blog 7 juin 2016

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L’école et le paradoxe de la fraternité : comment s’y prendre ?

Comment l’école pourrait-elle mieux encore développer chez les élèves la confiance en soi et dans les autres, l’appétence pour la complexité du monde, et la coopération ? Une réflexion de Denis Meuret sur la fraternité à l’école conduit à questionner notre modèle politique d’éducation.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans un article publié dans la revue Projet[1], Denis Meuret éclaire le paradoxe de la fraternité, qu’il qualifie d’ « étendard mal choisi ». « D’abord, écrit-il, il y a une sorte de contradiction à penser une valeur universelle (…) en utilisant un mot (frères) qui renvoie à la famille, c’est-à-dire à un petit groupe (…) Considérer tous les humains comme mes frères, c’est à la fois très noble et logiquement impossible (…) La fraternité implique l’égalité (entre les frères). Mais cette égalité-là, à la différence de l’égalité entre les citoyens, suppose qu’il existe quelque part un père et, en ce sens, renvoie au contraire de l’égalité, à cette forme politique où le roi est le père bienveillant de ses sujets. Ne serait-il pas préférable d’exprimer cette émotion qui nous fait reconnaître les autres comme des semblables et qui nous fait vouloir vivre en bonne intelligence avec eux, sous une catégorie qui ne requiert pas l’existence d’une instance supérieure ? (…) Surtout,  ajoute Denis Meuret, la fraternité n’est jamais si forte que contre un ennemi (…) Pour exprimer cette émotion qui nous pousse à reconnaître comme proche quelqu’un qui, comme on dit à tort, « ne nous est rien », peut-être vaut-il mieux trouver une notion qui ne suggère pas que la proximité procède de l’existence d’un ennemi commun ».

Ce paradoxe posé, rejoignant Edgar Morin, Denis Meuret propose d’éduquer à la complexité du monde. Dans cette optique, il propose à l’école de travailler trois dimensions : le rapport à soi, le rapport au monde, le rapport aux autres. Fin connaisseur des écoles nord-américaines, et notamment de John Dewey dont la philosophie de l’éducation a marqué ces écoles comme Durkheim a mis sa marque sur l’école française, il dégage alors quelques directions utiles à notre réflexion et notre action éducatives.

Comment « donner à l’enfant possession de lui-même » selon la belle expression de John Dewey ? Sans doute en développant chez lui la confiance, la responsabilité, le pouvoir d’agir sur sa vie, que les québécois désignent sous le nom d’empouvoirement. 

Comment, dans le rapport au monde, développer la conviction qu’il n’y a pas de vérité absolue, et que la complexité du réel n’est pas réductible à de simples certitudes ? Il propose d’engager l’élève dans des enquêtes, de pratiquer la méthode expérimentale, de favoriser un comportement explorateur, de faire aimer ainsi la diversité du monde.

Comment favoriser l’empathie, la coopération avec les autres ? Il s’agit de développer des « émotions démocratiques »[2], en traitant les élèves avec justice, en montrant que l’école s’occupe de chacun d’eux, en engageant les élèves dans des interactions positives avec les autres.

Tout cela n’est en rien étranger aux principes posés par la loi de refondation de l’école du 8 juillet 2013[3], dont l’article 2 indique que « Le service public de l'éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l'égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves ».

Mais pour autant, l’école réelle n’est pas l’école des textes.

Si l’on considère le rapport à soi, « Voici beau temps, écrit Denis Meuret,  que les enquêtes internationales nous disent que, en France, les élèves sont plus qu’ailleurs anxieux, inquiets de se tromper, désemparés devant les tâches scolaires ».

Si l’on considère le rapport au monde, « il s’agit ici, affirme Meuret,  de promouvoir curiosité, exploration, appétence pour la complexité plutôt que l’absorption de savoirs fermés, d’une vérité reçue du maître (…) Les élèves américains sont plus nombreux à se décrire comme curieux du monde, et sans doute peut-on le rapprocher de ce que leurs enseignants conçoivent plus souvent leur rôle comme étant de faciliter les investigations propres de leurs élèves. (…). Surtout, les élèves français sont bien moins nombreux que les élèves américains à dire que leurs professeurs les aident à apprendre de leurs erreurs».

Si l’on considère le rapport aux autres, il faut favoriser « des relations positives entre élèves, capables de prévenir l’idée que certains ne valent rien ou valent moins (…) Les élèves sont, en particulier, nettement moins nombreux en France à penser que « le professeur montre de l’intérêt pour l’apprentissage de tous les élèves » ou que « le professeur nous traite avec justice », ce qui a peut-être à voir avec le fait que les élèves français sont (un peu) plus nombreux à se sentir étrangers dans leur école».

Notre modèle politique d’éducation est fortement dualiste : il y a les bons et les mauvais élèves, ceux qui passent et ceux qui redoublent, les bonnes et les mauvaises classes, les bons et les mauvais établissements, les filières nobles et celles de relégation, et ce jusqu’au bout de la chaîne, avec la distinction entre classes préparatoires et grandes écoles d’un côté, et universités de l’autre… Il privilégie le travail individuel, l’émulation et la compétition par rapport au travail de groupe et à la coopération. Enfin, il est également fortement fondé sur la raison, les lumières de l’instruction,  laissant en marge les apports de l’expérimentation, et sur une morale de l’obéissance fondée sur la discipline et transmise comme les savoirs par le maître, plutôt que sur une morale de mobilisation des capacités de l’élève accompagnée par le maître.

La réflexion sur la transmission des valeurs de la République à l’école est une bonne occasion de l’interroger.

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[1] L'école laboratoire de fraternité ? Projet, n°352, juin 2016. 

http://www.revue-projet.com/articles/2016-04-meuret-l-ecole-contre-la-fascination-pour-le-djihad/

On a souvent cité dans ce blog l'ouvrage de Denis Meuret : Gouverner l'école, PUF, 2007.

 [2] M. Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle, Climats /Flammarion, 2011.

 [3] http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=?cidTexte=JORFTEXT000027677984&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id

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