Dans son édition du 5 septembre, Le Monde a annoncé par un encart dès sa Une la publication d’une supplique adressée à M. Attal par un collectif de « parents et grands parents tristes et désarmés », de « citoyens en colère mais combatifs » -artistes, écrivains, intellectuels parmi qui Elisabeth Badinter, Isabelle Carré et Jamel Debouze-, lui demandant de « redonner à l’écrit, dès le primaire, ses lettres de noblesse[1] ».
On ne peut que partager un certain nombre des constats rappelés par les auteur.e.s de cet appel.
D’abord la pertinente distinction qu’elles et ils établissent entre culture de l’écrit et orthographe, si volontiers mise en avant dans les propos ministériels portant sur le « lire, écrire, compter », avec pour solution miracle « une dictée courte par jour ». A la différence de la dictée, la culture de l’écrit « ne se réduit pas à aligner des phrases, mais à donner du sens à ce que l’on écrit » : « apprendre à écrire, c’est apprendre à penser, à fixe ses idées, à communiquer, à s’émanciper, à développer son esprit critique. C’est être présent, s’inventer un monde intérieur. C’est pouvoir se relier à soi-même et à l’autre par les mots ». Dans ce domaine, si les initiatives associatives et individuelles ne manquent pas, « la dictée, exercice évaluatif, est souvent la principale –voire l’unique-porte d’entrée de l’écrit dans le primaire ».
Ensuite une juste observation, inspirée sans doute par les émeutes du début du mois de juillet : « la violence, les fractures sociales se nourrissent de l’absence de mots, de pensée », jumelée au déséquilibre observé entre « l’énergie déployée pour réformer les retraites » et notre école, « ce service public qui fonctionne depuis des années à plusieurs vitesses (entre privé et public, entre quartiers, entre les parents qui ont le temps et les moyens de faire lire et écrire leurs enfants et ceux qui ne l’ont pas) »,. Notre école, caractérisée aussi par ses « programmes chargés » et « des classes de vingt-cinq et plus en primaire (trente et plus dans le secondaire), où l’on ne peut faire ce que l’on peut accomplir en petits groupes ».
Enfin, le contraste entre les déclarations et décisions présidentielles pour « la réussite de ceux qui investissent dans l’économie » et le silence observé sur « nos enfants » : « quand parlera-t-on à notre jeunesse qui grandit en sachant que la planète que nous leur laissons brûlera demain ? (…) Notre devoir est de leur léguer, en plus d’un monde vivable, le socle et la réflexion nécessaires au lieu de les laisser se perdre derrière des écrans qu’il faut apprendre à utiliser de manière consciente ».
Que proposent les signataires de cet appel au ministre ?
De « créer dès le CE1 un temps obligatoire de trente minutes par jour d’écriture créative et d’expression libre », de « mettre les enfants sur des projets qui revêtent sens et plaisir pour eux », de « dégager du temps pour les élèves et les enseignants », de « favoriser les petits groupes pour l’apprentissage de l’écriture », de « faire entrer plus d’intervenants dans les écoles pour épauler les professeurs et développer avec eux la pensée critique », d’ « étendre l’éducation aux médias». « Tout cela doit venir sur la base d’une revalorisation des moyens accordés prioritairement à l’éducation nationale. Plus d’enseignants, moins d’élèves par classe ».
Ce « chantier collectif absolument indispensable et urgent », qui pourrait en contester la nécessité ?
On se gardera ici d’ironiser le fait que les propositions du collectif risquent de sentir le soufre du « pédagogisme » dénoncé comme source des difficultés de l’Ecole par le président de la République -qui a inclus l’école dans son « domaine réservé »- dans son entretien de rentrée accordé au Point. Ou sur le fait que, dans ce cadre, s’adresser au nouveau «collaborateur » du président sur l’Ecole en le considérant comme ministre de plein exercice est peut-être illusoire.
On cherchera plutôt à partir de la revendication d’une place réelle pour la culture de l’écrit dans l’expérience scolaire de tous les élèves, et d’en dégager les implications et les enjeux.
On observera par exemple qu'accorder une place à l’écriture d’invention, à la libre expression des élèves a depuis toujours mauvaise presse dans notre école formatée par le ratio studiorum des jésuites. Ce qui est encouragé, c’est l’écriture de répétition, au mieux d’imitation des grands auteurs « classiques ». N’y a-t-il pas jusqu’à la dernière réforme du baccalauréat, qui a exclu de l’épreuve écrite anticipée de français l’écriture d’invention ? Cela n’est pas un hasard, mais un symptôme.
On notera aussi que la nécessité d’étendre l’éducation aux médias se heurte à la réalité pesante d’un système d’enseignement où la place de l’éducation en général et celle des multiples « éducations à » en particulier est réduite par rapport à celle de l’instruction. En janvier 2022, un circulaire signée du ministre d’alors décrétait la « généralisation de l’éducation aux médias et à l’information[2] » : le discours officiel ne correspond pas à la réalité vécue par les enseignants et les élèves, pour qui cette éducation, comme bien d’autres, est au mieux aléatoire. Comme le note le collectif à propos des ateliers d’écriture, « tant d’initiatives existent, mais ce sont des gouttes d’eau anonymes dans la mer ».
Il serait donc vain de croire qu’il suffirait d’un texte ministériel prescrivant une demi-heure quotidienne d’écriture à l’école primaire pour changer la donne.
Ce qui doit être repensé, c’est l’ambition culturelle de l’école, dont le collectif dit justement qu’elle devrait viser à « relier à soi-même et à l’autre », l’autre entendu au sens le plus général (l’humanité dans sa diversité, les autres espèces, l’ensemble du monde vivant). Cette culture ne saurait se réduire à la juxtaposition de savoirs disciplinaires dispensés selon la formule traditionnelle au collège et aux lycées (une heure, une classe, une discipline, un professeur), ni à l’éparpillement des apprentissages. Relier les savoirs est urgent. Ouvrir tous les élèves à la réalité des cultures humaines, à celle des questions partagées par l’humanité, à la diversité des réponses qui y sont apportées, n’y a-t-il pas là en effet « un chantier collectif absolument indispensable et urgent » ? Passer de l’école de la mémorisation, de l’acceptation et du classement à l’école de la pensée critique, de la curiosité et de la coopération, penser une école qui forme à la réflexion et à l’action sur le monde, où les élèves acquièrent une véritable culture commune, voilà sans doute un enjeu politique essentiel sur le chemin duquel l’appel du collectif peut nous conduire. Il ne s'agit pas moins d’inventer l’école de notre temps en refusant de la couler dans les moules hérités d’un passé révolu.
_________________________________________________
[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/05/m-gabriel-attal-redonnez-a-l-ecrit-des-l-ecole-primaire-ses-lettres-de-noblesse_6187830_3232.html
[2] https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo4/MENE2202370C.htm