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Billet de blog 7 novembre 2024

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« Niveau scolaire » : une rhétorique de l’imposture

Se saisir à bras le corps d’une expression banale du débat éducatif public pour en démonter les implicites, les conséquences et les impasses, c’est ce que réussissent les auteurs rassemblés dans le dernier numéro des Carnets rouges à propos du « niveau scolaire ».

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Il faut être reconnaissant au n° 32 des Carnets rouges[1] de consacrer son dossier à cette question : « de quoi le « niveau scolaire » est-il le nom ? ».

En effet, cette notion est un allant de soi du débat éducatif, aussi bien professionnel que médiatique, et, comme le rappelle Paul Devin dans sa contribution, « à chaque parution des résultats de l’enquête PISA, le discours commun déplore une nouvelle « baisse de niveau ». Dans la presse, nombre de titres recourent, sans nuance, au champ lexical du déclin : chute, dégringolade, effondrement, ... La métaphore s’hyperbolise parfois jusqu’à de tels excès qu’elle devrait en perdre son crédit. Pourtant, elle persiste à modeler une bonne part de l’opinion désormais convaincue que la baisse du niveau scolaire est une évidence ».

Les diverses contributions permettent de démasquer ce que, dans son éditorial, Patrick Rayou qualifie de « possible imposture ».

On peut en effet opposer, comme le font Paul Devin et Elisabeth Bauthier dans les titres de leurs articles respectifs, la formule rebattue « le niveau baisse » à celle quasi provocatrice « le niveau monte » lancée par Baudelot et Establet en 1989, pour démontrer le caractère réducteur, antidémocratique de la première lorsqu’on dénonce à chaque avancée de la démocratisation scolaire un nivellement par le bas, et le caractère parcellaire de la seconde quand l’élévation des attentes sans prise en compte des différences entre élèves aboutit à creuser les écarts sociaux de réussite. Ce que conforte l’article de M. Van Brederode « Baisse de niveau, non, acquisitions inégales, oui ».

C’est dans une véritable rhétorique que s’inscrit le terme de niveau : on y côtoie nécessairement l’excellence, celle qui n’a pas besoin de s’afficher, implicite des grandes écoles, celle explicitement proclamée des internats du même nom, l’essentiel étant de maintenir sous assistance respiratoire le fameux principe de la méritocratie républicaine qui tolère généreusement, dans sa politique de tri social à l’école, quelques « exceptions consolantes »[2] qui confirment la règle ségrégative, comme le montre F. Pirone dans sa contribution portant sur la politique de l'excellence en éducation prioritaire.

Cette règle du jeu faussée est bien éclairée historiquement par G. Dreux, qui s’appuie sur l’ouvrage d’E. Goblot, publié en 1925, La barrière et le niveau, ouvrage qui fait du baccalauréat le signe d’une distinction sociale : « Il n'est nullement utile, écrit Goblot, qu'un homme d'un certain rang sache le latin, mais il est très nécessaire qu'il l'ait appris, et qu'un acte officiel, constatant qu'il l'a appris, lui donne le droit de ne pas le savoir ». L’éclairage historique est également précieux pour mesurer, comme le fait A-M Chartier, de « les évolutions des attendus en lecture écriture » au fil des siècles, ce qui n’est pas sans effets sur les pratiques d’enseignement et d’apprentissage.

L’aspect réductionniste du « niveau » est également fort bien démontré par André Tricot qui analyse la cascade d’approximations qui fondent ce "niveau scolaire" : la première permet à l’école d’enseigner les savoirs pour les savoirs, et non les savoirs comme moyens de se repérer dans la complexité du monde. La deuxième ramène l’individu à sa performance à la tâche et non à sa maîtrise des moyens de se repérer dans cette complexité. La troisième effectuant une dernière réduction, de la performance à des tâches diverses à un niveau moyen.

C’est justement cette « moyenne » si emblématique de notre système français de connaissance du « niveau scolaire » que questionne R-F Gauthier en s’appuyant sur d’autres systèmes scolaires où l’on recherche non des moyennes générales, mais des standards « permettant en face d’une connaissance, d’une compétence, ou de quelque autre réalité d’apprentissage, de déterminer plusieurs degrés de maîtrise par le candidat ».

Si l’on ajoute à ces contributions, celle de Régis Ouvrier-Bonnaz sur les enjeux de l’orientation scolaire (dont on sait combien elle est très tôt corrélée en France au "niveau scolaire") à la lumière d’Henri Wallon, et celle de Frédérique Rollet sur le rôle des pratiques d'enseignement, qui pointe l'effet ségrégatif du "choc des savoirs " imposé au Collège, ce dossier des Carnets rouges apporte une précieuse contribution à l’indispensable clarification du débat éducatif, trop souvent cadenassé dans un imaginaire éducatif dont il convient de se détacher par une pensée critique en veille permanente, ce que s’attache à expliciter la série Ces mots qui cadrent notre imaginaire, de Bernard Delvaux, sociologue l’UC Louvain[3].

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[1] https://carnetsrouges.fr/numeros/carnets-rouges-n32-octobre-2024/

[2] selon la formule de Ferdinand Buisson à propos des bourses permettant à quelques élèves issus de milieux populaires d’accéder alors à l’enseignement secondaire payant.

[3] https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/10/23/ces-mots-qui-cadrent-notre-imaginaire-25-legalite-des-chances-JVGXGZSWERFCTKNMFSI5OTA4IA/

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