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Billet de blog 8 février 2012

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Savoirs et socialisation : dans quel ordre, mon capitaine ?

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Dans son billet du 3 février, Véronique Soulé, journaliste à Libération, se fait l ‘écho de ce que des enseignants d’un collège de Montreuil, inscrit dans le programme ECLAIR, rapportent des conseils donnés par leur inspecteur référent lors de deux journées banalisées destinées à préparer la rentrée 2012[1].

Selon l’article et les propos rapportés, « ce qui a surtout choqué, c'est la volonté affichée de faire passer durant presque tout le premier trimestre, le travail sur le comportement et sur la discipline en classe, avant le programme. "Selon les entretiens que l'inspecteur a eu avec les uns et les autres, le ratio a été de 95% du temps pour le comportement et 5% pour les connaissances, et au plus bas 80%-20%".»

Depuis 2006, le socle commun de connaissances et de compétence que tous les élèves doivent acquérir au cours de la scolarité obligatoire est organisé autour de 7 compétences. Comme l’indique l’annexe au décret du 11 juillet 2006 instaurant ce socle commun,  « cinq d'entre elles font l'objet, à un titre ou à un autre, des actuels programmes d'enseignement : la maîtrise de la langue française, la pratique d'une langue vivante étrangère, les compétences de base en mathématiques et la culture scientifique et technologique, la maîtrise des techniques usuelles de l'information et de la communication, la culture humaniste. Deux autres domaines ne font pas encore l'objet d'une attention suffisante au sein de l'institution scolaire : il s'agit, d'une part, des compétences sociales et civiques et, d'autre part, de l'autonomie et de l'initiative des élèves.»

Tout se passe donc comme si le socle commun était un objet composite, associant des apprentissages à caractère académique dominant, figurant explicitement dans les programmes d’enseignement (les cinq premières compétences citées) et des apprentissages à caractère social et comportemental dominant (les deux suivantes).

Apparemment, dans ce collège dont l’engagement dans le programme ECLAIR traduit la difficulté rencontrée à accomplir auprès des élèves la mission éducatrice de l’école, on conseillerait aux enseignants de donner en 6e  la priorité absolue pendant le premier trimestre à l’acquisition des compétences sociales et civiques, de l’autonomie et de l’initiative par rapport aux autres apprentissages prévus par le socle.

Tout se passe comme si on considérait que, chez les élèves, la maîtrise d’un seuil minimum de civilité, de sociabilité, de conscience civique, d’autonomie et d’initiative est un préalable au bon déroulement des enseignements académiques. Pour qui connaît la difficulté que bien des enseignants rencontrent, notamment dans les établissements « sensibles », à accomplir leur mission de transmission des connaissances, on ne peut considérer cette priorité que comme allant de soi : il faut créer les conditions minimales de concentration, de respect et d’écoute de l’autre, de prise en compte des consignes et d’engagement personnel pour que l’école, la classe se fassent.

On ne peut qu’applaudir au fait qu’on ne considère plus que les élèves doivent a priori connaître les règles de l’école, maîtriser dès la sixième leur « métier » de collégien.  On ne garde alors dans le cursus de formation solaire que ceux qui maîtrisent ces prérequis et les autres s’éliminent progressivement,  d’exclusion de cours en exclusions temporaires, de classes relais en dispositif en alternance, jusqu’à la rupture sans qualification aucune avec la formation initiale.

Et pourtant…

Pendant  que certains élèves bénéficient de cette socialisation préalable, d’autres, dans d’autres établissements qui ne sont pas ECLAIR, apprennent leurs leçons, font leurs devoirs, et, déjà privilégiés par leur milieu social et culturel d’origine, vont accroître leur avance par rapport à ceux qu’on socialise avant qu’ils puissent apprendre. Malheur à ceux qui, dans ces établissements, ne maîtrisent pas les codes scolaires. Ce n’est sans doute pas ainsi que les collèges français tiendront la promesse républicaine d’égalité des chances à et par l’école.

Dans Apprentissage et socialisation[2], Jean Yves Rochex,  posait déjà la question : socialiser en dehors ou en marge des apprentissages ? Examinant comment les relations entre apprentissages et vie en société peuvent être posées à l’école, il interrogeait la distinction que l’on tend à faire entre apprentissages disciplinaires constitués et socialisation instituée. Cette distinction peut d’une part conduire à renforcer la césure entre instruction et éducation, en opposant stérilement apprendre et vivre, d’autre part esquiver la question du apprendre et agir ensemble. Il ne s’agit pas, selon lui, de socialiser en dehors ou en marge des apprentissages. Il faut éviter entre enseignement et socialisation les logiques de complémentarité, de condition préalable ou de juxtaposition. Enseignants et élèves ne se retrouvent pas à l’école pour vivre ensemble, mais pour que s’opère un travail de transmission–appropriation de contenus de savoirs et de modes de travail, d’une culture. Pour Jean-Yves Rochex, le vivre ensemble est un moyen mais pas une fin…

Dans l’enseignement secondaire français, a longtemps dominé une conception qui, au nom de la transmission des savoirs, considère que l’apprentissage académique se suffit à lui – même, et que toute réflexion didactique et pédagogique, a fortiori éducative, est le début du renoncement à la qualité de la transmission culturelle. Elle s’exprime encore chaque fois qu’on exige de « revenir au fondamentaux » pour surmonter les difficultés rencontrées.

En 2012, il semblerait qu’un discours institutionnel prenne le parti inverse, en considérant que, du moins pour les élèves de la France des quartiers (d’en bas ?), la socialisation doit être d’abord assurée avant que d’opérer la transmission des savoirs. Les professeurs peuvent vivre cela comme un double renoncement : celui à la dignité de leur fonction de transmission des savoirs, celui au contrat d’égalité des chances passé par l’école républicaine avec tous les citoyens.

S’il faut mettre les compétences sociales et civiques, l’autonomie et l’initiative au cœur des apprentissages à l’entrée en sixième, pourquoi ne pas le faire pour tous ? Et, si on le fait pour tous, pourquoi ne pas organiser en classe des activités d’apprentissages disciplinaires qui développent, dans le cadre des programmes, le sens de l’écoute, l’appropriation des règles du débat, la pratique du travail collectif, à deux, en petit groupe, en grand groupe, en classe entière, de manière à ce que les comportements s’instituent en même temps que des savoirs constitués s’approprient activement ? Le recteur Jean-Marc Monteil, en charge de l’académie d’Aix – Marseille avait en son temps engagé, pour les élèves entrant en 6e, une politique d’une semaine sans cours et d’un mois sans notes, de façon à mettre l’accent, en début de scolarité, pour tous les collégiens, dans quelque établissement qu’ils soient, sur l’appropriation du collège, des fonctions des personnels qui y travaillent auprès des élèves, des règles qu’on y respecte et des comportements attendus de tous.

L’article 2 de la loi d’orientation  du 23 avril 2005 ne dit-il pas, à sa manière, le caractère inséparable de la transmission des savoirs et de l’institution du citoyen : « Outre la transmission des connaissances, la nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République » ?

[1] http://classes.blogs.liberation.fr/soule/2012/02/eclair-le-savoir-etre-avant-le-savoir-tout-court.html

[2]  Rochex, Jean Yves,  Socialiser en dehors ou en marge des apprentissages ? in Apprentissage et socialisation, CNDP, 2000

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