L’imaginaire éducatif dominant, c’est un ensemble de croyances majoritairement considérées comme au-dessus de tout soupçon : pêle-mêle, rien n’est plus juste qu’une note sur 20, une moyenne générale est encore plus représentative, nos examens offrent toutes les garanties d’équité, le niveau baisse, nos procédures d’orientation sont parfaitement conçues pour affecter chacun dans la voie de formation qui lui convient, lire-écrire-compter voilà ce qui résume les « savoirs fondamentaux », les enseignants doivent être formés essentiellement dans une discipline scolaire, les disciplines scolaires existantes se répartissant entre les disciplines fondamentales et les autres[1], etc. Il y a, autour de ces croyances, une sorte de consensus dans l’opinion publique comme chez les acteurs et décideurs de l’éducation, consensus en effet transpartisan. Il suffit de lire dans le Café pédagogique[2] ce matin les propos du député LFI J. Legavre : « Pour former des enseignants il faut donner la priorité à la bonne maitrise des connaissances disciplinaires » pour trouver en écho ceux de la Cour des Comptes dans son rapport public thématique consacré en févier 2023 à la formation et au recrutement des enseignants[3] : « Les épreuves des concours demeurent très largement académiques, avec un haut niveau d’exigence disciplinaire ».
Cet imaginaire scolaire implicite n’est pas tout l’imaginaire éducatif. Toute société, tout éducateur a besoin d’un imaginaire éducatif qui oriente son action éducative, y compris en se fondant sur des croyances nécessaires, comme l’écrivait le sociologue François Dubet[4] en parlant des valeurs ou fictions qui rendent le travail de formateur possible, comme celle de l’égalité entre les élèves. Mais justement, il arrive souvent que, sans qu’on y prenne garde, l’imaginaire implicite prenne le pas sur toute autre valeur qui devrait orienter la réflexion et l’action des éducateurs.
Prenons un exemple récent. En ce mois de juin, les futurs personnels d’enseignement et d’éducation préparent les épreuves orales d’admission des concours auxquels ils se sont présentés. On leur propose notamment, au concours externe de recrutement des CPE, de traiter un sujet de situation éducative proposé par le jury, accompagné d’un dossier de quatre pages maximum comportant trois à cinq documents. Le choix des documents peut facilement orienter la réflexion et la réponse des candidates et candidats. Par exemple, si en demandant au candidat d’élaborer un protocole d’accueil des élèves exclus d’autres établissements dans le collège où il exerce, le document le plus long et le premier du dossier est une circulaire ministérielle intitulée « Plan de lutte contre les violences scolaires, prévention et prise en charge des violences en milieu scolaire[5]» et dont les différentes parties sont « renforce les procédures disciplinaires et leur suivi dans les collèges et les lycées », « renforcer la protection des personnels », « prendre en charge les élèves hautement perturbateurs et poly-exclus », que peut-on attendre des candidates et candidats ? Le protocole d’accueil qu’ils vont proposer risque de ressembler plutôt à un plan de lutte… Faut-il s’étonner qu’ils axent leurs propositions autour d’élèves potentiellement violents, dont il faut surveiller très étroitement les moindres manquements, et qu’en aucune façon ils et elles n’envisagent que l’élève exclu accueilli est sans doute aussi porteur de vulnérabilités qu’il faut prendre en compte pour éviter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne fasse qu’un séjour temporaire dans l’établissement, le transformant ainsi en poly-exclu s’il ne l’était pas déjà ? Nulle trace dans le dossier d’une mention de la violence pédagogique ordinaire, dont Christophe Marsollier évoque les dégâts en ces termes : devoir rester toute la journée assis, écouter sans pouvoir pose de question, devoir prégnant d’être performant, évaluations surprises, être docile sans en avoir envie, crier en silence en attendant la récréation[6]… On perçoit ainsi comment l’imaginaire éducatif implicite peut se transmettre de génération en génération, de formateur à étudiant se destinant au métier : un élève exclu est potentiellement un danger pour le nouvel établissement d’accueil, ses élèves et ses personnels… Au début des années 2000, lors d’une rencontre avec des parents d’élèves d’un collège parisien concerné par l’accueil d’élèves exclus, je proposais de rompre la chaîne fatale des poly-exclusions conduisant à la déscolarisation en donnant les chiffres pour qu’on mesure l’ampleur du phénomène : plus de 400 élèves chaque année, soit l’équivalent de l’effectif d’un collège. Un parent m’avait alors dit : « il n’y a qu’à les regrouper tous dans un seul établissement pour eux ». « Avec des miradors, sans aucun doute », avais-je répondu. Par la voix de ce parent, l’imaginaire éducatif avait parlé : dans notre école, de bout en bout, on classe, on discrimine, il s’agit, pour préserver l'entre soi, de séparer au plus tôt l’ivraie du bon grain !
Il ne faut donc pas s’étonner que les pseudo-réformes de l’éducation ne touchent jamais à l’essentiel, en se contentant d’aménager l’existant sans rien changer fondamentalement à l’ordre scolaire établi sur un imaginaire éducatif qui n’est jamais questionné.
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[1] Lire à ce sujet les quelques pages du chapitre « un imaginaire éducatif dominant » dans Contre l’école injuste ! ( ESF, 2022) ouvrage dans lequel Philippe Champy et Roger-François Gauthier questionnent l’imaginaire scolaire, dont ils discernent ensuite les pièges, notamment l’impossibilité de repenser les savoirs à enseigner.
[2] https://www.cafepedagogique.net/2023/06/08/jerome-legavre-je-plaide-pour-le-retour-de-lecole-normale-et-des-ipes/?utm_campaign=Lexpresso_08-06-2023_1&utm_medium=email&utm_source=Expresso
[3] https://www.ccomptes.fr/system/files/2023-01/20230201-devenir-enseignant-recrutement-formation-initiale-enseignants.pdf
[4] https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2002-1-page-13.htm
[5] https://www.education.gouv.fr/bo/19/Hebdo32/MENE1925181C.htm
[6] Christophe Marsollier, l’attention aux vulnérabilités des élèves, Berger-Levrault, 2023