Dans son numéro de septembre, Le Monde diplomatique consacre le premier titre de sa Une à ces « Missionnaires de luxe pour l’enseignement » [1], élèves sortant de grandes écoles, de commerce notamment (ESEC, HEC), que l’association grassement subventionnée « Le Choix de l’Ecole » recrute en CDD pour une affectation à temps plein dans un seul établissement, REP ou REP+, notamment en Seine Saint-Denis. L’intérêt de l’article est qu’il donne la parole à l’association, met en regard les conditions d’accompagnement et de formation de ces contrats et le sort réservé aux contractuels ordinaires et éclaire ainsi les enjeux de « l’égalité des chances ».
Le discours de l’association, dont les généreuse subventions qu’elle reçoit on été révélées par le même périodique [2], est un excellent condensé de neutralité politique et de concours désintéressé au bien commun : « On s’occupe de jeunes en transition professionnelle, on les forme, et on répond aux besoins des académies prioritaires, point à la ligne ».
Les jeunes dont il s’agit, sortant de grandes écoles, ne sont sans doute pas ceux qui ont le plus besoin d’accompagnement dans leur transition professionnelle. Mais, vu la qualité de leur recrutement, ils bénéficient d’une attention toute particulière à leur entrée dans leur métier provisoire : université d’été accueillie trois semaines durant dans un établissement scolaire mis à disposition, avec des intervenants très bien choisis et la bénédiction ministérielle et rectorale. Après la rentrée, les échanges de bonnes pratiques le mercredi après-midi, un tutorat sur mesure par des personnels de l’éducation nationale rétribués par l’association, accompagnent pendant deux ans ceux qui peuvent ainsi préparer le concours de recrutement des professeurs (CAPES) en y étant entraînés…
On reconnaît bien à travers cette organisation le vieux discours sur l’égalité des chances, dont la clé serait fournie par le fait de placer « les meilleurs » devant les élèves les plus en difficulté.
Mais on observe aussi l’inégalité de traitement entre cette ultra minorité de « contractuels chics » et la masse des « contractuels chocs » recrutés sans bénéficier d’université d’été, d’échanges de bonne pratiques et de préparation au CAPES… Et la goutte d’eau que représentent ces contractuels de luxe par rapport aux besoins.
Avec le concours financier du ministère, l’association renforce le caractère binaire de notre enseignement : pour quelques-uns des conditions très favorables, pour la masse, des conditions défavorables. De plus, la plupart de ces missionnaires de luxe vont acquérir au cours de leur contrat en éducation prioritaire une expérience utile pour se reconvertir dans l’Ed Tech ou le conseil, ou fournir au ministère les cadres dont il a besoin. Leur curriculum, grâce à ce détour par l’éducation prioritaire, est porteur d’avenir pour eux. Aucune étude ne permet de mesurer la plus value réalisée par les collégiens concernés en termes d’apprentissages.
Il s’agit bien, une fois de plus, d’un faux semblant. La présence provisoire de contractuels triés sur le volet ne saurait être une réponse crédible aux inégalités scolaires massivement présentes dans nos établissements scolaires. Les élèves marqués par la relégation sociale et scolaire le resteront quand leurs provisoires enseignants seront devenus responsables de start-ups du numérique éducatif ou cadres supérieurs du ministère sachant de quoi on parle quand il est question d’éducation prioritaire.
Dans le contexte de politique éducative que nous connaissons, marqué par l’effondrement du nombre des candidatures aux concours de recrutement, l’association envisage de se déployer aussi vers l’enseignement primaire et l’enseignement professionnel… pour le plus grand bien de ses « missionnaires de luxe », mais sans résoudre en rien la crise actuelle, en l’aggravant plutôt.
On pourrait revendiquer, au nom de l’égalité de traitement, un recrutement et une formation au métier de contractuels sur le modèle de ce qui est fait pour les happy few sortant de grandes écoles.
Mais ce serait passer à côté de l’essentiel : si les politiques d’éducation prioritaires, mises en œuvre depuis quarante ans, ont si peu changé la donne pour les élèves qu’elles concernent, c’est sans doute que l’injustice de l’école tient aussi sans doute aux savoirs qu’elle enseigne, savoirs parfaitement adaptés à ceux qui ont les clés de la culture scolaire et s’y trouvent en pays de connaissance, quand ceux qui ne les ont pas s’y trouvent en exil, sauf les fameuses « exceptions consolantes » par qui on voudrait prouver que quand on veut, on peut, et que toute réussite est finalement question de mérite.
L’action de l’association subventionnée « Le choix de l’Ecole » est ainsi une occasion de questionner l’imaginaire scolaire (l’égalité des chances, le mérite), d’en discerner les pièges (le statut professoral), et de repenser les savoirs à enseigner, comme nous y invite Contre l’Ecole injuste !, publié en cette rentrée par deux membres du Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR )[3].
_______________________________________________________
[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/JOURDAIN/65024
[2] https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/CERDAN/65004
[3] Philippe Champy, Roger-François Gauthier, Contre l’Ecole injuste !, ESF sciences humaines, 2022.