En 2023, les linguistes atterré(e)s publient un tract : Le français va très bien, merci[1]. En 2024, l’écrivain francophone Boualem Sansal, dont l’arrestation et l'embastillement arbitraire à Alger suscitent l’indignation, publie Le français, parlons-en[2]. Il est intéressant de voir en quels termes la question est posée et les propositions qui sont faites à ce propos.
Pour Boualem Sansal, il est sûr que le français ne va pas bien du tout. « Un peuple qui perd sa langue devient un étranger dans son pays (…) Si demain vous et vos enfants vous vous retrouvez à bredouiller du globish à deux pennys étoilés ou du wesh à deux dinars troués, dernière étape avant l’aphasie, à écrire de droite à gauche, de haut en bas, ou de l’autre côté de la page, n’allez pas le reprocher à ceux qui n’ont eu de cesse de vous alerter ».
Les linguistes atterré(e)s prennent le contrepied de cette attitude, en démontant pièce après pièce les éléments constitutifs du discours sur le déclin du français. Ce discours repose sur le mythe de la langue de Molière, que le français n’est plus, sur le mythe d'un seul français correct, alors qu’il y a des français divers, au nord comme au sud de notre pays, sur le prétendu envahissement de notre langue par l’anglais ou toute autre langue, sur l’autorité de l’Académie française, sur la perfection de l’orthographe française, sur le culte de la dictée, sur la dégradation de la langue par le numérique, sur le massacre du français par ceux qui le parlent, sur le danger représenté par l’extension du féminin.
Au fil de la lecture de Boualem Sansal, on croise quelques uns de ces mythes : il évoque « la douleur des quarante immortels de l’Académie, gardiens farouches de la langue » (page 60), sa nostalgie des temps heureux où « on se voulait grammaticalement impeccables, puristes jusqu’au bout des phrases, impitoyables avec les ploucs qui butaient sur les subtilités du passé simple (…), on était fier de notre quant à soi académique… » (page 68-9), la France « livrée à l’américanisme gagnant et à la mondialisation heureuse, donc à l’anglais paramétré des business schools » (page 71), la « triste perspective pour une langue qui fut celle de la puissance, de la liberté, de la beauté, de la connaissance, de la diplomatie, de la Révolution universelle, de la séduction, de l’art de vivre dans la légèreté » (page 80), l’urgence « de s’interroger et de statuer sur le devenir de la France, des Français et du français » (page 123), M. Jourdain et le sieur Jean-Baptiste Poquelin (page 129) ; il questionne : Notre-Langue, « Qui la sauvera ? Qui la guérira du mal qui la ronge ? » (page 135) ; il déplore : « l’abandon du latin et du grec classiques aura été une autre erreur, il a déconnecté le français de son histoire et de ses sources » (page 149) ; il regrette le temps où « huit heures par jour d’humbles maîtres en tabliers gris fabriquaient à coup de bons points et de règle sur le bout des doigts les citoyens de demain » (page 169) et célèbre, pour finir, « quatre petits savoirs enfantins : lire, écrire, compter et mémoriser » (page 178).
Ce qu’on retiendra de stimulant dans le tract des linguistes atterré(e)s, c’est les « et si… » qui émaillent leu texte, comme autant de suggestions pour renforcer l’enseignement du français, non de manière dogmatique, mais en élargissant la culture théorique et pratique que les élèves acquièrent de la langue française. Et si… on enseignait des éléments d’histoire de la langue dès le collège[3] ? Si on montrait les textes de Molière en graphie de l’époque ? Si on faisait écouter des enregistrements en prononciation restituée ? Si on favorisait partout l’éducation multilingue, l’éveil aux langues, l’éducation à l’intercompréhension des langues romanes et des différents variétés de français pour sortir progressivement de la culture de la norme unique forgée par Paris ? Et si on révisait la Constitution française pour que la France ratifie et applique la charte européenne sur les langues régionales ?
Et si l’Académie française élisait pour moitié des linguistes en s’inspirant de l’Académie royale de Belgique ? Et si on créait un véritable collège des francophones avec des personnes issues de diverses régions francophones [4] ? Et si on proposait plus systématiquement à l’école une introduction à la lexicographie afin de sensibiliser les élèves aux dictionnaires et de leur faire rédiger une entrée du dictionnaire ? Et si on revoyait la place de l’orthographe en tant qu’outil de sélection ? Si on régularisait davantage l’orthographe en commençant par appliquer les Rectifications de 1990 ? Et si on autorisait les correcteurs automatiques aux examens comme les calculatrices en maths et en physique ? Et si on faisait connaître la grammaire de l’oral en intégrant au collège et au lycée des cours comparant écrit réel et oral réel en français, comme c’est déjà le cas pour les cours de langues étrangères ? Et si on parlait de registres et de styles plutôt que de « niveaux » de langue ? Et si on accordait enfin tous les noms de métiers et fonctions au genre de la personne qui les exerce ? Si l’on réenseignait l’accord de proximité en français à côté de l’accord masculin pluriel ? Et si on introduisait une initiation à la linguistique dans le secondaire, comme en Espagne ? Si on établissait des ponts entre la grammaire en cours de français et la grammaire en cours de langues vivantes ? Si, au lieu d’inculquer le comment on encourageait les pourquoi pour faire découvrir les vraies règles de la langue ?
On le voit, la question de l’enseignement de la langue est une question politique à plusieurs sens : en termes institutionnels – il est question de modifier la Constitution-, mais aussi en termes de politique des savoirs : ne plus faire de la dictée l’exercice majeur d’acquisition de l’orthographe, parce qu’il sanctionne plus qu’il n’apprend, ne pas considérer qu’il y a une seule forme de français qui soit correcte, susciter des questionnements plutôt qu’inculquer des règles indiscutables, encourager l’observation des évolutions en cours dans notre langue vivante, à titre personnel et collectif, serait donner à toutes et à tous un véritable pouvoir sur la langue, orale comme écrite. L’expérience de l’apprentissage et de l’usage du français à l’école s’en trouverait enrichie.
Les suggestions les linguistes atterré(e)s rejoignent les questions posées par le CICUR (Collectif d’interpellation du curriculum) dans le jalon Français et curriculum[5] :
- Pour répondre aux enjeux éducatifs, intellectuels et sociaux de notre époque, l’enseignement du français ne doit-il pas s’ouvrir davantage à la diversité des pratiques langagières et culturelles ? Faudrait-il concevoir des pratiques d’écrits et d’oraux plus divers, articulés à des pratiques vivantes de la vie scolaire, sociale, professionnelle et culturelle ?
- Quel rôle spécifique, quelles collaborations envisager aujourd’hui pour l’enseignant de français dans le développement des compétences orales et écrites dans toutes les disciplines ?
- Comment faire de l’hétérogénéité langagière et culturelle des élèves une richesse pour l’enseignement de la langue, de la littérature et le vivre ensemble ?
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[1] Tract Gallimard, n° 49, mai 2023
[2] Editions du Cerf, octobre 2024. On pourra lire, à propos du sort réservé en Algérie à B. Sansal et à K. Daoud, l'article publié dans AOC par Tristan Leperlier, le 8 décembre
[3] Pour Boualem Sansal, « on devrait enseigner l’histoire des langues à l’école » (page 129)
[4] Boualem Sansal juge « injuste que nous, Francophones assidus, n’avons pas doit de regard sur l’évolution de la langue française » (page 170)