S’il est un grand mérite du dernier essai de Christophe Marsollier[1], c’est bien d’alerter ses lectrices et lecteurs sur les vulnérabilités des élèves : non pas seulement sur celles qui se voient et ne peuvent échapper à l’attention des éducatrices et éducateurs, mais aussi et surtout sur celles qui peuvent être invisibles et concernent des millions d’élèves de tous les âges.
Dans la richesse du tableau qu’il dessine, nous nous attarderons ici sur un élément-clé à nos yeux, celui de la violence pédagogique ordinaire. Il y a dans le refus de cette violence pédagogique ordinaire une dimension d’éthique personnelle et professionnelle qui concerne chaque professeur(e) ou personnel d’éducation. Eviter à l‘oral les sarcasmes et jugements péjoratifs à l’égard des élèves, à l’écrit les notes et annotations humiliantes fait partie d’un socle éthique minimal attendu de toutes et tous. Mais il ne s’agit pas seulement d’être neutre, il faut, pour créer les conditions nécessaires à l’apprentissage de chaque élève, créer un climat de bien-être, de confiance, qui autorise l’élève le plus vulnérable à prendre le risque de l’erreur, de l’affirmation de soi dans le cadre de ses apprentissages.
On voudrait ici attirer l’attention sur la dimension systémique de cette violence pédagogique ordinaire, dimension qui dépasse largement le cadre de la responsabilité du professeur ou de l’équipe éducative. On ne prendra que quelques exemples qui montrent comment notre organisation scolaire est porteuse, dans sa forme comme dans ses contenus, d’atteintes continues aux vulnérabilités des élèves.
Tant que la note-sanction prévaudra sur l’évaluation positive des progrès réalisés en cours d’apprentissage, chacun percevra une note négative, fondée sur le recensement des erreurs commises, comme la juste sanction de « fautes » commises contre les règles (qu’on songe aux « fautes » de la dictée quotidiennement recommandée). Tant que le collège privilégiera dans ses enseignements la préparation aux études proposées en lycée général et technologique alors qu’un tiers de ses élèves poursuivra sa formation en lycée professionnel, bien des élèves vont subir leur orientation en voie professionnelle comme la sanction de leur incompétence à atteindre le niveau pour passer au lycée général et non comme la réalisation d’un choix de formation personnel. Ils se vivront comme « mauvais élèves », on les percevra comme « non scolaires », alors que bien de leurs compétences potentielles n’auront pu ni se révéler ni s’exercer dans le cadre d’apprentissages préférentiellement académiques. Quand on sait que les élèves issus de milieux populaires sont surreprésentés parmi ceux des lycées professionnels et ceux issu de milieux favorisés surreprésentés en lycée général, on perçoit combien l’organisation actuelle des enseignements au collège est peu soucieuse des vulnérabilités dues au milieu social et aux revenus de la famille. Que fait alors le collège de « l’inégalité parmi les enfants », selon « l’enfance de classe »[2] qu’ils ont vécue, sinon la renforcer ?
De cette inattention aux vulnérabilités des élèves, on ne peut tenir pour responsables des enseignants collectivement acteurs d’une machine à former qui est aussi une machine à trier : ils sont en quelque sorte réduits à être aussi des agents de la circulation des élèves dans le système éducatif.
En attirant notre attention sur la question des vulnérabilités, Christophe Marsollier nous incite, quand on s’attache aux violences systémiques de l’école, à revisiter notre système de formation et à questionner la politique des savoirs qui est la nôtre.
Il y a, dans notre culture de l’école, un ensemble d’ « allants de soi » rarement interrogés qui s’étaient mutuellement : « l’égalité des chances », apparemment réalisée dès qu’on est exposé au même enseignement, « la méritocratie républicaine » que l’Ecole cultive en récompensant les efforts de ceux qui travaillent bien, la justesse et la justice de « la moyenne générale » censée exprimer le niveau d’un(e) élève, sans que cette moyenne ne dise rien de ce qu’elle ou il sait vraiment et de ce qu’elle ou il ignore. Mais d’autres sont encore moins questionnés : il va de soi que la formule « lire, écrire, compter » résumerait les savoirs fondamentaux, alors que cette formule nous vient de Thiers voulant, sous la monarchie de Juillet, limiter l’instruction du peuple à ce seuls éléments, alors que Jules Ferry considérait en 1881 que la « chose principale » de l’éducation libérale fournie à tous les enfants par l’école de la République, c’était tout le reste ! Il va de soi qu’à partir du collège, la forme d’enseignement dominante est « une heure, une classe, une discipline, un professeur, une salle », comme si ce temps d’apprentissage éparpillé n’avait aucune conséquence sur la manière dont on enseigne et sur l’inconfort pour les élèves d’une succession de journées de zapping entre des savoirs juxtaposés sans lien aucun les uns avec les autres.
En mettant au cœur de son travail le bien-être, l’organisation, le numérique, l’habitabilité, l’éducation, l’universalité et la relation aux savoirs, le laboratoire BONHEURS de CY Cergy Paris Université[3], a développé le concept de savoir-relation, qui dépasse la formule actuelle de savoirs cloisonnés, qui négligent la relation de chacun aux savoirs, la relation des savoirs entre eux, l'apprentissage et la pratique de la relation aux autres, aux autres espèces et à la planète.
En levant le voile sur la politique implicite des savoirs qui formate notre organisation scolaire, le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR)[4], concourt à la prise de conscience de ce qui est une des sources des difficultés de notre école avec la promesse républicaine d’émancipation de toutes et tous.
Considérer l’école et l’expérience scolaire qu’y vivent les élèves sous le prisme de leurs vulnérabilités est un exercice salutaire, qui peut, si l’on va au bout de l’examen, donner les clés du changement souhaitable pour que tous les élèves réussissent vraiment, et sortent de leur formation scolaire équipés des savoirs indispensables pour affronter la complexité du monde. On ne peut que remercier Christophe Marsollier de sa contribution, à travers cet essai, à cette prise de conscience.
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[1] Christophe Marsollier, L’attention aux vulnérabilités des élèves, Berger-Levrault, décembre 2022
https://boutique.berger-levrault.fr/l-attention-aux-vulnerabilites-des-eleves.html
[2] Bernard Lahire (dir), Enfances de classe, de l’inégalité parmi les enfants, Seuil, 2019