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formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

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Billet de blog 9 mars 2025

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L’école et l’IA : l'occasion de révolutionner notre politique des savoirs ?

Que les IA bouleversent l’enseignement pour le meilleur et/ou pour le pire, c’est un débat public. Mais si les IA génératives étaient l’occasion de bouleverser notre conception même des enseignements et des apprentissages scolaires ? Le débat prend alors une autre dimension.

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L’essor spectaculaire des IA génératives suscite des réactions contradictoires dans le monde éducatif. Du côté ministériel et des organismes publics de formation, un effort pour penser puis intégrer les apports de l’IA aux enseignements et aux apprentissages, dont témoigne par exemple l’initiative du réseau Canopé avec la prochaine conférence en ligne « Les IA génératives : un nouveau défi pour l'éducation aux médIAs[1] ». Du côté des enseignants, la curiosité chez certaines et certains, désireuses et désireux d’améliorer leur travail de préparation et les conditions d’apprentissage individualisé de leurs élèves, l’opposition chez d’autres à ce qui à court terme met en péril l’évaluation du travail des élèves réalisé par des IA et à plus long terme, peut-être, le besoin même d’enseignants, chez d’autres encore le refus d’enter dans la spirale d’exploitation éhontée des ressources naturelles limitées et des ressources humaines requises pour leur extraction dans laquelle la big tech fait courir notre planète et notre humanité à sa perte prochaine.

On ne peut pas penser ces désaccords uniquement sur le mode la continuité avec ceux qui les ont précédés, avec l’irruption des médias « audio-visuels » puis du « multimédia », du web et du web2.0 à l’école entre la fin du 20e et le début du 21e siècle. C’est l’occasion en effet de réfléchir à quelques contradictions de notre système de formation scolaire et à envisager pour les surmonter des transformations profondes.

N’est-il pas paradoxal par exemple, qu’au nom de l’éducation au développement durable, on suscite l’engagement d’élèves éco-délégués dans les établissements scolaires, tout en incitant au recours aux IA sans aucunement évoquer le caractère insoutenable de l’exploitation de ressources naturelles (eau, métaux rares notamment), d’énergie, et inhumain des conditions de vie de celles et ceux qui sont mobilisés pour cette extraction ? On voit là apparaître les effets de la séparation étanche entre instruction et éducation dans notre système scolaire : d’un côté, on utilise pour leur valeur ajoutée pédagogique des IA dans les enseignements, de l’autre on se préoccupe du développement durable, sans aucunement lier les deux dans une contradiction inavouée.

Cette contradiction n’est pas le fruit du hasard. Elle est le résultat d’une politique des savoirs qui s’exerce sans recul critique sur ses effets. A partir du moment où on définit les enseignements à partir de programmes d’enseignements séparés de disciplines scolaires existantes, on s’exonère de penser d’abord aux finalités de la formation scolaire, et aux réponses qu’on souhaite y apporter aux grandes questions que posent et poseront à toutes les citoyennes et citoyens les grandes transitions de ce siècle. Etablir nos priorités de formation de la jeunesse à partir des questions auxquelles elle est et sera confrontée, définir les articulations souhaitables entre les disciplines scolaires existantes, d’autres disciplines non scolarisées, et d’autres savoirs socio-émotionnels ou vernaculaires par exemple, serait une tout autre façon de procéder.

Reste bien entendu la question de la potentialité de développer des IA plus frugales, compatibles avec le respect de la durabilité de notre développement. Le caractère énergivore des IA génératives a été établi, ce qui impose de privilégier absolument des systèmes plus sobres comme le préconise le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), et l’Union internationale des Télécommunications (UIT), la Coalition qui réunit les parties prenantes de la chaîne de valeur de l’IA[2]. Le Ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, a réalisé avec l’Afnor un référentiel général pour l’IA frugale. On appelle « IA frugale » une IA qui utilise moins de ressources (matières premières, eau, électricité…) sur l’ensemble de son cycle de vie[3].

Ne faudrait-il pas placer ces réflexions essentielles au cœur de la formation des personnels et de l’éducation des élèves tout à la fois au développement durable et à l’information et aux médias ? Peut-on au 21e siècle, poursuivre sous d’autres formes dans la voie empruntée à l’époque coloniale, l’exploitation des ressources et des peuples des territoires colonisés sans se préoccuper de son impact sur les êtres humains et la planète ?

Il ne s’agit plus ici de déplorer le fait que le recours aux IA génératives puisse fausser la compétition méritocratique sur laquelle est fondée notre politique scolaire, comme le regrettait dès 2022 l’ancien ministre Luc Ferry[4].

L’urgence est d’un tout autre ordre : sortir du cloisonnement entre les matières scolaires, comme entre les multiples « éducations à » de manière à ce que le parcours scolaire de notre jeunesse gagne en cohérence, en efficacité et en intérêt pour celles et ceux qui s’y engagent comme pour celles et ceux qui y concourent. Pour cela, sortons des couloirs de nage séparés et adoptons une perspective curriculaire comme nous y invite le CICUR[5].

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[1] https://www.reseau-canope.fr/service/les-ia-generatives-un-nouveau-defi-pour-leducation-aux-medias.html

[2] https://www.ecologie.gouv.fr/actualites/intelligence-artificielle-durable

[3] https://www.ecologie.gouv.fr/presse/publication-du-referentiel-general-lia-frugale-

sattaquer-limpact-environnemental-lia

[4] Luc Ferry : «Comment l’IA va bouleverser l’enseignement». Publié le 21/12/2022 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/luc-ferry-comment-l-ia-va-bouleverser-l-enseignement-20221221

Voir le billet de blog de Bernard Desclaux à ce sujet :

https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2022/12/30/luc-ferry-et-lia/

[5] https://curriculum.hypotheses.org/

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