Quand on parle d’éducation, au ministère de l’éducation nationale, en parle-t-on plutôt au singulier ou plutôt au pluriel ?
La première page de réponses à la recherche, sur le site du Ministère de l’éducation nationale, du mot clé « politique éducative » est révélatrice : les réponses les plus récentes sont au pluriel, avec, en 2020 « projet outils de datavisualisation pour le partage et le suivi des politiques éducatives territoriales » et en 2019 « pour une école de la confiance : création d’un nouvel organisme d’évaluation des politiques éducatives » ; il faut remonter à 2012 avec un rapport de Pierre Saget, IGEN établissements et vie scolaire, « Principes pour l’élaboration d’une politique éducative d’établissement » et à 2007 pour le surtitre « Mise en oeuvre de la politique éducative » donné à l’analyse de la mise en œuvre de l’arrêté et de la circulaire de 2006 relatifs à l’apprentissage de la lecture en cycle des apprentissages fondamentaux. Il semble donc que la tendance soit plutôt à l’emploi du pluriel qu’à celui du singulier.
Cette tendance est confirmée par l’existence de quatre parcours éducatifs bien identifiés dans les textes officiels (citoyen, d’éducation artistique et culturelle, éducatif de santé, avenir) et d’une longue énumération d’éducations à… (au développement durable, aux médias et à l’information, à la défense, à la sécurité routière, à la vie affective et à la sexualité, économique, budgétaire et financière, etc.).
Ce pluriel des éducations, symétrique du pluriel des enseignements disciplinaires, concourt à l’impression d’éparpillement des apprentissages proposés par l’école à ceux qui la fréquentent. Chacune de ces éducations est utile, nécessaire, mais leur empilement rend leur mise en œuvre réelle des plus aléatoires, et n’aide pas à percevoir les finalités éducatives de notre école. Il y a donc une tension réelle entre l’ambition d’exhaustivité des champs éducatifs abordés à l’école et la piètre réalité de leur réalisation pour chaque élève. Si l’on s’en tient au quatre parcours éducatifs, il suffit de demander combien d’écoles, de collèges, de lycées ont formalisé pour leurs élèves les quatre parcours pour constater une fois encore la fragilité de leur existence réelle.
Il est bon alors de revenir au rapport de Pierre Saget[1] pour percevoir de quelle manière une politique éducative cohérente, échappant au saupoudrage éducatif qui caractérise bien des parcours d’élèves, pourrait être possible, et pour se demander pourquoi, une décennie plus tard, on est encore loin dans la plupart des cas d’une politique éducative d’établissement.
Selon le rapporteur, l’élaboration et l’observation de la politique éducative de l’établissement se fait à partir de trois domaines essentiels : la première priorité est l’apprentissage des règles de civilité ; la deuxième, l’apprentissage des règles du droit dans le cadre du règlement intérieur ; la troisième, la responsabilisation dans la vie de l’établissement.
L’établissement est ainsi lieu d’apprentissage du « vivre ensemble » et lieu d’apprentissage de la responsabilité et de l’autonomie pour soi-même et pour les autres. Pour le le premier apprentissage, on sera attentif au respect des règles de civilité et du droit : accueil des élèves, des parents et des personnels ; règles de vie collective ; règlement intérieur ; fonctionnement de toutes les instances ; organisation de l’espace et du temps. Pour le second, on veillera à la construction progressive du projet d’orientation, à l’éducation à la santé et à la prévention des conduites à risques, à la représentation des élèves et à la liberté d’expression, à la formation au numérique, à la responsabilité pour un développement durable, à l’accès à la culture et à l’ouverture internationale.
On observe dans cette approche la présence d’éléments qui ne figurent pas spontanément dans les discours officiels sur les éducations et les politiques éducatives : le fonctionnement de toutes les instances, l’organisation de l’espace et du temps, le règlement intérieur. Tout se passe ici comme si l’on partait de la vie des élèves dans l’établissement pour penser les apprentissages qu’ils vont y faire, non pas seulement dans le cadre des enseignements et des connaissances qu’ils leur transmettent, mais d’un point de vue social et éducatif, au travers de la vie de l’établissement, afin de susciter un sentiment d’appartenance collectif qui compense le stress de la compétition scolaire.
On voit là toute l’importance de parler d’éducation et de politique éducative au singulier. Il ne s’agit plus d’éducations à la découpe, mais de faire vivre dans l’établissement les valeurs et principes énoncés dans le Préambule et l’article premier de notre Constitution : liberté, égalité, fraternité, laïcité, égalité entre les hommes et les femmes, mixité, refus de toutes les discriminations.
La question est donc fondamentalement politique. Parler de politique éducative, d’éducation au singulier, c’est placer en surplomb des enseignements, des parcours éducatifs et des « éducations à », les valeurs républicaines qui nous permettent de faire société, à l’école comme en dehors d’elle : la formation scolaire concourt à l’éducation de l’enfant en complément de l’action de sa famille, qui est associée à l’accomplissement de cette éducation. Et cette formation globale devrait être la finalité commune des enseignements, des parcours, des éducations à : la transmission de l’héritage du monde humain et de son patrimoine culturel, l’ouverture à toutes les cultures humaines.
On voit alors plus clairement ce qui fait la faiblesse de notre école réelle : si ce qu’elle a la charge d’apprendre est clairement énoncé, la césure et la hiérarchisation persistantes ente les enseignements et le reste, ente l’instruction et l’éducation, césure confortée par l’organisation concrète des espaces et des temps, fondée elle aussi sur le cloisonnement, conduisent nécessairement à perdre de vue l’unicité de la politique éducative et à employer donc un pluriel qui n’est pas un signe d’opulence mais d’éparpillement. Ce qui fragilise l’ensemble des apprentissages, en brouillant leur sens pour les élèves.
Inscrire toute « réforme » dans la continuité de la fragmentation des espaces, des temps et des apprentissages, est ainsi un choix politique : c’est prétendre réformer pour ne rien changer.
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[1] Pierre Saget, Rapport 2011-049, Principe pour l’élaboration d’une politique éducative d’établissement, mai 2011