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Billet de blog 9 juin 2024

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« Fondamentaux » : les faux semblants du « bon sens » au service de l’école injuste

Dans leur dernière livraison, les Carnets rouges éclairent les enjeux démocratiques de la stratégie de focalisation sur les « savoirs fondamentaux » : le « bon sens » comme masque pour la reproduction des élites sociales.

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Après y avoir consacré leur numéro 12[1],  les Carnets rouges (n° 31, mai 2024) reviennent dans leur dernière livraison questionner les « savoirs fondamentaux » si prisés dans le discours éducatif officiel en opposant les fondements d’une culture commune aux prétendus « fondamentaux » et en distinguant leurs deux finalités antagonistes : « former à exécuter ou à concevoir  ? »[2]

L’approche historique de la question à travers notamment les articles de Paul Devin et Claude Lelièvre ne manque pas d’intérêt : en promouvant le retour aux fondamentaux, les ministres successifs, de Blanquer à Attal devenu premier d’entre eux, comme le Président de la République, reprennent le slogan « Back to basics » de Ronald Reagan, président étatsunien dont la pensée réactionnaire, à la fin du siècle dernier, a inspiré bien des ministres français, de Chevènement  à Darcos en passant par de Robien, qui se sont illustrés en menant le combat contre « les pédagogistes », prétendus responsables du délabrement de l’école, au nom des « républicains », au côté de personnalités médiatisées comme J. de Romilly ou J-P Brighelli.

On touche ici à l’imposture intellectuelle, quand, justement, la loi républicaine promulgant l’instruction obligatoire en 1882 indique que « L'enseignement primaire comprend : L'instruction morale et civique ; La lecture et l'écriture ; La langue et les éléments de la littérature française ; La géographie, particulièrement celle de la France ; L'histoire, particulièrement celle de la France jusqu'à nos jours ; Quelques notions usuelles de droit et d'économie politique ; Les éléments des sciences naturelles physiques et mathématiques ; leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des principaux métiers ; Les éléments du dessin, du modelage et de la musique ; La gymnastique ; Pour les garçons, les exercices militaires ; Pour les filles, les travaux à l'aiguille ».

Focaliser les apprentissages sur le « lire-écrire-compter », c’est tromper les citoyens en continu de plusieurs manières. Dès la maternelle, comme l’indique Christine Passérieux dans son article, c’est focaliser les apprentissages sur le faire : "s’exercer, mémoriser, restituer", en jetant aux oubliettes le fait qu’il s’agit d’apprendre en faisant, en s’exerçant, plutôt que d’apprendre à faire, pour passer du réussir au comprendre. C’est donc renforcer dès la maternelle l’influence des « enfances de classe[3] » sur la scolarité des enfants : d’un côté ceux qui trouvent en famille le capital culturel indispensable pour donner sens aux apprentissages scolaire et réussiront à « s’envoler au delà des programmes », selon l'expression révélatrice de G. Attal le 1/12/2023, de l’autre tous les autres assignés à exécuter et non pas à concevoir.

Au Collège, la promotion du français et des mathématiques comme apprentissages fondamentaux se fait au détriment même de l’apport de ces disciplines, comme au détriment des autres privées du label « fondamental ». Dans son article, Sandrine Charrier pointe l’effet réducteur de ce label : « procédures, évaluation et standardisation au programme » plutôt qu’entrée dans une culture commune, dont le futur socle commun réécrit ne fera plus sa priorité puisqu’il s’agit de le fonder non sur une exigence d’entrée dans une culture partagée par tous mais sur des contenus exclusivement disciplinaires, dûment hiérarchisés.

Dans le second degré, en général, on retrouve la même approche réductrice au cœur d’un enseignement prétendument «non fondamental », avec la focalisation, en éducation physique et sportive sur les sports collectifs de compétition, comme le montre Lucie Mougenot, ce qui place la domination des autres au cœur de l’EPS, au détriment des « activités artistiques où la création est centrale, des activités urbaines (roller, parkour, skateboard...) ou encore des activités de pleine nature (orientation, kayak, voile, etc.) ; une disparition des jeux traditionnels – issus de notre patrimoine –, après l’école primaire, au profit d’une survalorisation des pratiques où il s’agit de dominer les autres dans des espaces normés ».

L’opération « fondamentaux » relève donc d’un "populisme pédagogique", dénoncé par Patrick Rayou, simplisme qui vise à garantir la reproduction des élites sociales en laissant « penser que le recours à de mêmes fondamentaux pour tous en fait autant de briques de la construction de trajectoires également accessibles à tous. Or, ces acquis ne sont plus ceux de notre époque et les gagnants de la compétition scolaire accèdent à des savoirs et connaissances plus complexes tandis que, pour les perdants, le fondamental devient vite du définitif ».

La question démocratique fondamentale est bien celle des finalités de l’école, sur lesquelles est maintenu un voile pudique que le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR)[4] s’efforce de lever depuis 2020.

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[1] https://carnetsrouges.fr/numeros/numero12/

[2] https://carnetsrouges.fr/numeros/numero31/

[3] B. Lahire (dir.), Enfances de classe, de l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Essais, poche, 2022

[4] https://curriculum.hypotheses.org/

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