Le numéro 96 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres[1] qui vient de paraître, propose un dossier sur les données en éducation, dossier dont Sylvain Wagnon et moi avons coordonné la réalisation.
En cette rentrée ou des millions d’élèves en France passent à l’école et au collège des tests d’évaluation standardisés, il est opportun d’avoir sur la question des données en éducation une réflexion large.
Nous avons cherché, dans ce dossier, à aborder la question à diverses échelles : de l’échelle monde à l’échelle de l’élève particulier, en passant par les continents, les pays, les régions, les établissements. Cela était une première condition pour approcher la complexité du réel.
L’approche historique évoquée dans diverses contributions permet de dessiner une évolution en trois temps schématiques.
Le premier temps, est celui d’organisations éducatives fonctionnant sans données, comme ce fut le cas en Belgique francophone.
Le deuxième temps, c’est celui de l’instauration progressive du nouveau management public en éducation, qui s’est traduit, au Chili par exemple, dès les années 80, par la mise en place d’un système obligatoire de recueil de données destinées à renseigner le public sur l’état du marché éducatif, en publiant les performances des établissements scolaires.
Cette deuxième étape soulève de multiples questions : quelles données recueille-t-on et pourquoi, lesquelles utilise-t-on, lesquelles ne recherche-t-on pas ? Dans le dossier, Mark Bray s’attache à montrer le sort réservé aux données concernant le soutien privé, enjeu majeur puisque cette "éducation de l'ombre" en vient à supplanter le système de formation public dans certains pays, comme la Birmanie, mais enjeu ignoré dans bien des pays où les données sont très parcellaires ou complètement absentes. La contribution québécoise montre comment les données retenues se parent des habits de l’objectivité dépolitisant en apparence le débat éducatif, alors que des choix très politiques dans les données disponibles écartent celles qui appelleraient à une réorientation de la politique éducative poursuivie. La contribution belge souligne les menaces que peut faire peser l’éducation fondée sur les preuves (lesquelles ?) sur la professionnalité des enseignants.
Le troisième temps se distingue par les efforts entrepris pour associer la diversité des acteurs concernés par l’éducation (élèves, professionnels, parents, élus et décideurs) à la collecte des données et aux usages qui en sont fait. C’est notamment le cas en Afrique subsaharienne, comme le montre, dans l’entretien qu’il nous a accordé, le secrétaire général de la CONFEMEN[2] à propos du programme d’analyse des systèmes éducatifs de la CONFEMEN (PASEC). On a vu apparaître au Chili, à l’occasion de la pandémie de COVID, un système alternatif de collecte de données, sur la base du volontariat et destiné d’abord aux établissements pour favoriser le suivi de chacun(e) des élèves. Le projet PROFAN mené en France dans l’enseignement professionnel est de ce point de vue exemplaire en ce qu’il témoigne d’une co-construction entre chercheurs et professionnels, associant élèves et professeurs à une expérimentation à grande échelle qui permet de produire des données validées par l’expérience des actrices et acteurs. Le cas néo-zélandais est particulièrement éloquent. Dans ce pays, les élèves de culture maorie, notamment, sont, dans les tests standardisés toujours situés dans la partie gauche de la courbe de Gauss. Mais la donne change à partir du moment où on les engage dans un travail de méta-apprentissage, qui leur permet de saisir leurs forces et les défis qu’ils ont à relever pour réussir : la réussite est désormais à leur portée.
A la lecture de ce dossier, on retiendra l’idée essentielle, formulée dans la contribution québécoise de « culture critique des données ». La question de la culture et du partage de cette culture est essentielle à plusieurs points de vue.
Point de vue sociétal d’abord. Les sociétés du 21e siècle sont marquées par l’omniprésence des données dans la vie quotidienne, professionnelle, personnelle. Il s’agit donc de faire entrer les élèves d’aujourd’hui dans une culture critique des données afin de leur donner les instruments indispensables dont ils ont besoin comme futurs citoyens et être humains.
Point de vue politique ensuite : il ne peut y avoir dans des sociétés démocratiques des décideurs qui choisissent en cercle fermé les données sur lesquelles ils fondent leurs politiques, ces choix doivent faire l’objet d’un débat citoyen, les citoyen ayant, par leur culture critique des données, capacité à infléchir les choix de leurs dirigeants.
Point de vue éducatif et pédagogique enfin : nos systèmes éducatifs produisent des milliards de données, notamment au travers de notes qui scandent le parcours scolaire avec des moments clés que sont les examens. Ces notes procèdent initialement du jugement souverain de celle ou de celui qui sait et enseigne sur le travail de celui ou de celle qui apprend. Les élèves n’ont pas voix au chapitre. C’est tout autre chose quand les élèves sont associés à cette évaluation à travers des pratiques de méta-apprentissage qui leur permettent d‘apprendre mieux.
Les données en éducation auraient pu aboutir, comme nous l’écrivons dans notre introduction, à une « standardisation mondialisée de l’éducation ». On en perçoit toujours la menace avec l’effet PISA qui conduit dans divers pays, sous différentes appellations, à focaliser les apprentissages sur de prétendus « savoirs fondamentaux » : le « choc des savoirs » lancé par le ministre Attal en France équivaut à l’ « offensive PISA » conduite en Allemagne dans le land de Bavière ou en Sarre[3].
Mais « la co-construction » est à l’ordre du jour, qui passe par ce que Jean-Marc Monteil appelle en France « une science plus offerte », « une relation plus ouverte entre chercheurs et praticiens » en soulignant « un enjeu de coopération », et par ce que Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers nomment « une culture critique des données en éducation et en recherche » au Québec. Juan Bravo et Jose Weinstein insistent pour leur part sur la prise en compte essentielle des apprentissages socio-émotionnels aux yeux des chefs d’établissement et des enseignants par le diagnostic intégral des acquis (DIA) au Chili qui rompt ainsi avec une approche exclusivement centrée sur des performances académiques. Brian Anan et Mary Wooton décrivent à travers plusieurs études de cas ce que transforme le fait de faire des élèves les « acteurs principaux des données en éducation » en Nouvelle Zélande. Sonia Revaz et Hugues Draelants, pointent en Belgique francophone « une certaine ambivalence », manifestée par « deux référentiels différents présentés comme complémentaires dont l’un valorise l’autonomie, l’autre la responsabilité ». Entre « le modèle du praticien réflexif et de la collégialité enseignante » d’une part et « le professionnalisme managérial », les gouvernants peuvent être tentés plus par le second que par le premier, au nom de l’efficacité et de l’efficience apparentes. Les données en éducation, leur conception, leur choix et leur usage peuvent conduire dans un cas à une stimulation de la réflexion des professionnels et dans l’autre à l’imposition de méthodes d’enseignement réputées efficaces. Entre approche réductionniste et approche de la complexité de l’acte éducatif, le choix tout à la fois politique, scientifique et éthique est déterminant.
______________________________________
[1] https://journals.openedition.org/ries/15407
[2] Conférence des ministres de l'Éducation des États et Gouvernements de la francophonie
[3] https://www.unsa-education.com/article-/loffensive-pisa-ou-les-fondamentaux-a-la-sauce-bavaroise/