Quand on voit l’application du principe de laïcité, telle qu’elle est conçue aujourd’hui dans des établissements publics d’enseignement, se traduire par la consigne donnée aux assistants d’éducation de vérifier si les robes longues portées par certaines élèves sont bien ou ne sont pas bien serrées à la taille, on peut se demander s’il suffit que le principe de laïcité se traduise par un formalisme vestimentaire pour considérer que son application est assurée.
Le sondage IFOP réalisé auprès des enseignants et publié à l’occasion de la journée nationale de la laïcité[1] ne manque pas d’intérêt. A la plupart des questions posées, les taux de réponse signalant des manifestations diverses d’opposition à l’application du principe de laïcité varient le plus souvent du simple au double quand les répondants exercent en zones d’éducation prioritaire et quartiers populaires.
C’est alors l’occasion de revenir à ce qui constitue l’essence même du principe de laïcité : l’égalité de traitement de toutes et tous, quels que soient les territoires et les appartenances sociales, politiques, religieuses. La question à poser nécessairement à propos de l’application du principe de laïcité à l’école est bien celle-ci : l’école actuelle assure-t-elle à toutes et tous ses élèves une égalité de traitement qui fait que, quels que soient son origine sociale, son milieu familial, son lieu de résidence, chaque élève acquiert une culture commune à tous et a les mêmes possibilités d’accès à une formation générale et technologique ou professionnelle, les mêmes possibilités d’insertion professionnelle, les mêmes possibilités d’accéder à l’enseignement supérieur et d’y réussir ? On connaît trop bien, hélas, la réponse : ce n’est pas le cas. Ce qui caractérise l’école c’est son injustice, le traitement inégal qu’elle réserve aux enfants qu’elle accueille, les destins scolaires, professionnels et sociaux inégaux auxquels elle les assigne.
« La République sera laïque si elle est sociale » disait Jaurès. De ce point de vue, l’application du principe de laïcité à l’école est remise en cause par l’école elle-même.
S’il est nécessaire de défendre partout sans faiblesse aucune la formation à l’esprit critique, au débat argumenté, à l’égalité entre les filles et les garçons, de mener la lutte contre toute forme de discrimination, il est indispensable de faire vivre vraiment à l’école les valeurs de la République : quelle liberté quand des élèves sont orientés contre leur volonté dans une voie de formation qu’ils n’ont pas choisie et qu’ils vont rapidement renoncer à poursuivre ? Quelle égalité quand des enseignements de culture commune sont prescrits à certains quand d’autres en sont privés ? Quelle fraternité quand les jeunes issus de milieux populaires sont sur-représentés en lycée professionnel et ceux issus de milieux favorisés sur-représentés en lycée général ? Ces phénomènes massifs sont autant d’atteintes au principe de laïcité qui ne sont pas prises en compte. Et, tant qu’on ne considérera pas qu’il s’agit là d’un chantier prioritaire, il ne faudra pas s’étonner que chez les perdants désignés d’avance de la compétition scolaire, certaines et certains soient sensibles à des discours tenus sur les réseaux sociaux qui les incitent à entrer en opposition avec certains enseignements et certaines règles de l’école, à s'en prendre à des personnels.
On a raison de rendre hommage au combat que mènent les enseignants, les personnels d’éducation et de direction pour porter haut et fort le combat éclairé contre le formatage des esprits, contre le fanatisme meurtrier, en apprenant à chacune et chacun à penser par soi-même. On aurait tort de ne pas s’attacher à prendre à bras le corps la question de l’injustice scolaire, des déterminismes sociaux que notre école républicaine confirme au lieu de les réduire. Et, pour commencer, il faudrait oser revisiter tout ce qui semble aller de soi dans l’école dont nous avons hérité : les savoirs qu’on y enseigne et la manière dont on les enseigne, ceux qu’on n’y enseigne pas, la manière dont on évalue les apprentissages, dont on classe les élèves, dont on les affecte dans telle ou telle case du système, la manière dont on forme et recrute les personnels d’enseignement et d’éducation… Pour cet examen, on devrait poser à chaque fois les mêmes questions : est-ce que cela est utile à la culture commune de toutes et tous les élèves ? Est-ce que cela renforce la liberté, l’égalité et la fraternité entre toutes et tous ? Très concrètement, que faisons-nous pour l’épanouissement personnel et collectif des élèves ? Pour développer chez eux la culture de l’engagement et de la responsabilité, et la culture de l’information, notamment sur les réseaux sociaux ? Notre établissement est-il un espace de démocratie vivante ?
Voilà des questions de fond qu’il est utile d’avoir aussi présentes à l’esprit quand on aborde la question de l’application pleine et entière du principe de laïcité à l’école.
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[1] https://www.ifop.com/publication/les-enseignants-face-a-lexpression-du-fait-religieux-a-lecole-et-aux-atteintes-a-la-laicite/