Il y a assurément, dans la notion de programme national d’enseignement, une volonté de garantir l’égalité de traitement sur tout le territoire : tous les enfants, où qu’ils soient scolarisés étant exposés aux mêmes apprentissages, tous les enseignants étant guidés dans leur mission par ces programmes.
Pour autant, une critique revient souvent, celle de programmes infaisables, qu’on ne peut boucler qu’au prix d’un bachotage qui réduit à néant les possibilités d’expression des élèves. C’est là un première limite de ces programmes : leur démesure conviendrait peut-être à des professeurs idéal et à des élèves idéaux, mais convient beaucoup moins aux enseignants et aux élèves réels.
Mais il faut aller plus loin dans le questionnement. Comment sont conçus ces programmes ? Si l’on en croit le ministère de l’éducation nationale, « les programmes définissent les connaissances essentielles et les méthodes qui doivent être acquises au cours du cycle par les élèves. Ils constituent le cadre national au sein duquel les enseignants organisent leurs enseignements en prenant en compte les rythmes d'apprentissage de chaque élève[1]». On vient de voir que, dans les conditions réelles qui sont celles de nos élèves et de nos enseignants, cette présentation édulcore largement la réalité. Les programmes du collège, par exemple, censés assurer l’acquisition par tous des connaissances et compétences définies dans le socle commun et organisés par cycle, sont déclinés par disciplines d’enseignement : au cycle 3 (dont fait partie la classe de 6e), français, langues vivantes, arts plastiques, éducation musicale, histoire des arts, éducation physique et sportive, enseignement moral et civique, histoire et géographie, sciences et technologie, mathématiques, auxquelles s’ajoute, au cycle 4 (de la 5e à la 3e) physique-chimie, sciences de la vie et de la Terre, technologie (en lieu et place de sciences et technologie), éducation aux médias et à l’information et un enseignement facultatif des langues et cultures de l’Antiquité. On a, pour chacune de ces matières, une liste de compétences travaillées et le programme proprement dit.
On remarquera que la présentation des programmes du collège par le ministère s’en tient à cela. Il n’est pas question d’évoquer le parcours avenir censé préparer l’élève à ses choix ultérieurs de formation et son projet professionnel, le parcours d’éducation artistique et culturelle, le parcours citoyen, le parcours éducatif de santé, jamais nommés dans les programmes.
On voit ainsi apparaître l’inégalité de traitement entre des savoirs académiques, inscrits dans des programmes, et d’autres savoirs et compétences cultivés dans des parcours auxquels n’est attribué, contrairement à la plupart des matières scolaires figurant au programme, aucun horaire d’enseignement. Il y a des heures pour l’enseignement facultatif des langues et cultures de l’Antiquité (une heure hebdomadaire en 5e, trois en 4e et 3e) mais sil n’y en a ni pour aucun des parcours, ni pour l’éducation aux médias et à l’information, ni pour l’éducation au développement durable, mentionnée une seule fois dans les programmes en sciences et technologie au cycle 3.
On touche là les limites de l’entrée par les programmes disciplinaires pour définir les enseignements.
Il pourrait en aller tout autrement si, au lieu de cette entrée disciplinaire, on privilégiait une entrée par grandes questions nécessitant de mobiliser des connaissances relevant à chaque fois de plusieurs disciplines pour élaborer des réponses appropriées. On sortirait alors de la dichotomie entre les apprentissages strictement disciplinaires et les autres, les professeurs de disciplines différentes coopéreraient pour permettre aux élèves de disposer des connaissances utiles à l’élaboration d’une réflexion argumentée sur la question abordée. Les parcours éducatifs trouveraient tout naturellement une véritable existence au travers de ces travaux mobilisant les élèves dans une démarche d’enquête, de recherche, de réflexion critique, de manière sans doute plus active que des séquences de 55 minutes se succédant sans lien au fil des journées de cours. Les apprentissages perdraient sans doute apparemment en quantité, mais gagneraient effectivement en profondeur.
Questionner ainsi les programmes n’est pas un simple jeu intellectuel. Il s’agit en fait de savoir si on va continuer longtemps de faire comme si rien ne pouvait changer, et donc laisser l’école dépérir peu à peu, en raison de la crise du recrutement des enseignants, et de la colonisation progressive de la formation par une offre privée, ou si on souhaite vraiment que l’institution éducative, notre bien commun, parvienne enfin à créer les conditions du bien-être et de la réussite dans les apprentissages pour tous, et pas seulement pour celles et ceux qui, dans leur famille, disposent des ressources pour mettre en ordre les savoirs scolaires et leur donner du sens.
Derrière nos sacro-saints programmes scolaires, se tient un enjeu capital, celui de la politique des savoirs. Voulons-nous vraiment équiper nos élèves d’une culture leur permettant d’entrer de plain pied dans un siècle d’incertitudes marqué par des transitions multiples, ou continuons-nous à faire semblant de croire qu’il n’y a rien de plus robuste que la distribution des seuls savoirs disciplinaires établis pour se repérer dans le monde d’aujourd’hui ? Telle est la question dont il ne serait pas inutile que s’emparent celles et ceux qui croient à la capacité d’une autre école d’échapper aux travers de l’école actuelle : juxtaposition d’enseignements plus théoriques que pratiques, avec pour conséquence la relégation massive des enfants de milieu populaire fondée sur l’échec pour prix de la réussite assurée toujours aux mêmes, marginalisation de la dimension éducative de la formation.
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[1] https://www.education.gouv.fr/les-programmes-du-college-3203