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Billet de blog 10 septembre 2012

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Morale laïque à l’école : rétablir des valeurs ou exaspérer une contradiction ?

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L’écho réservé aux déclarations de Vincent Peillon sur l’enseignement de la morale laïque de l’école au lycée est d’abord une confirmation.

La polémique immédiate atteste en effet la justesse de ce que Jean-Marie Mayeur écrivait en introduction de son ouvrage La question laïque XIXème-XXème siècle[1] : «dans la vie de la France contemporaine, peu de mots sont plus chargés de passion que celui de laïcité. (...) Peu de mots sont à la fois aussi chargés d’histoire et aussi présents encore dans les débats de notre temps. Les discussions sur la laïcité ont en effet ceci de remarquable qu’elles sont véritablement sans fin : à peine semblent-elles s’éloigner, au point que la question peut paraître alors à certains dépassée, voilà qu’elles reparaissent, parfois où elles n’étaient pas attendues et dans un contexte inédit."

Le propos du ministre mérite aussi d’être passé au crible d’une observation formulée par Antoine Prost dans Eloge des pédagogues[2] : « On ne peut inculquer dans et par l’école, d’autres valeurs que celles de la société elle-même, et il est vain d’espérer faire le contrepoids par l’école, aux tendances d’une société. Entreprendre de restaurer dans l’école des valeurs dont on se gausse au dehors n’est pas rétablir un équilibre ; c’est exaspérer une contradiction.»

On peut en effet se demander s’il existe dans notre société une réponse de consensus « sur le sens de l’existence humaine, sur le rapport à soi, aux autres, à ce qui fait une vie heureuse ou une vie bonne », et au moins si la République possède « sa vision de ce que sont les vertus et les vices, le bien et le mal, le juste et l’injuste[3] ». Et, quand bien même la République l’aurait, si la société dans laquelle grandissent les écoliers, collégiens et lycéens partage à leurs yeux cette même vision.

Poser la question, c’est y répondre. Quand des élèves voient démanteler un camp de Roms ou renvoyer dans leur pays d’origine des camarades de classe, quel crédit peuvent-ils accorder à la valeur républicaine de fraternité dans cette république ? Quand ils vivent l’expérience de l’échec scolaire et des difficultés d’insertion qu’il entraîne, quel crédit peut avoir pour eux la valeur républicaine d’égalité dans cette société ?

Si à l’école on peut apprendre et enseigner ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, si on peut découvrir des exemples exaltants d’engagements désintéressés pour la science, l’art, la liberté, on aura plus de mal à enseigner « les vertus et les vices, le bien et le mal ».

Soit l’on s’en tient aux vertus civiques, et l’on observera alors l’écart entre la fidélité aux engagements et la pratique politique ordinaire où, dit-on cyniquement, les promesses n’engagent que ceux qui les croient. On développera ainsi, conformément au souhait de Condorcet[4], la pensée critique des élèves et futurs citoyens. Mais on se gardera de « s’empar(er) des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire ».

Soit, l’on aborde aussi les vices et vertus privés et l’on risque alors de tomber dans une forme de moralisme très éloigné de la pluralité des normes morales à l’œuvre dans une société multiculturelle. Ne risque-t-on pas alors d’enseigner une morale implicite d’une identité culturelle particulière ? Cela ne serait-il pas en triple décalage

-      par rapport à la réalité multiculturelle du monde et de la société française d’aujourd’hui

-      par rapport à l’expérience sociale des élèves, en exacerbant une nouvelle fois la contradiction entre le discours de l’école et les pratiques sociales 

-      par rapport aux principes d’une éducation démocratique qui doit apprendre aux élèves la pluralité des normes, et non une norme exclusive et à prétention totalisante ?


[1] Mayeur, Jean-Marie, La question laïque, XIXe XXe siècle, Fayard, 1997

[2] Prost, Antoine, Eloge des pédagogues, Seuil,1985

[3] citations extraites de l’entretien accordé par Vincent Peillon au Journal du dimanche, 2/9/12

[4]  Condorcet, Cinq Mémoires sur l’instruction publique, 1791. La distinction entre instruction publique et éducation familiale est nettement marquée dans les Mémoires: « L’éducation… ne se borne pas seulement… à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données, n’est plus un homme libre ; il est l’esclave de ses maîtres… Il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation. »

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