Le dialogue entre le philosophe Bidar et le pédagogue Meirieu publié sous le titre Grandir en humanité[1] ne peut qu’être prometteur.
Comme le dit Philippe Meirieu dans son entretien au Café pédagogique[2], « trop souvent, nos institutions sont schizophrènes : elles affichent des ambitions et les trahissent allègrement dans leurs pratiques ». Quant aux tentatives de « refondation » de l’Ecole, elles ont « fonctionné souvent comme pure « rhétorique » : on a modifié les textes, changé un peu l’organisation, mais sans vraiment renverser la logique qui soumet l’école aux lois de l’économie libérale, avec un " retour maximal sur investissement " et une compétition généralisée pour l’accès au profit». Il plaide donc, avec Abdennour Bidar, pour « un changement radical de paradigme scolaire ». A propos des prochaines discussions ouvertes par l’actuel ministre sur le « nouveau pacte » pour les enseignants, « si elles se limitent à des ajustements (utiles, voire indispensables) sur la répartition des pouvoirs, l’organisation des études, etc., nous manquerons le rendez-vous de l’histoire. En revanche, si nous nous demandons comment nous pouvons nous mobiliser ensemble autour de valeurs communes pour construire, tout à la fois, une institution scolaire et une société où chacun et chacune puissent, tout au long de sa vie, grandir en humanité, alors nous avancerons utilement et pourrons peut-être donner un avenir à notre futur ».
On reconnaît bien ici la nécessité de définir d’abord la société et l’école que nous voulons en fonction des valeurs qui nous sont communes. L’écart entre la devise républicaine et les réalités de la société et de l’école françaises d’aujourd’hui est frappant, et un homme aussi peu suspect d’islamo-gauchisme que Manuel Valls a pu, alors qu’il était premier ministre, reprendre à son compte en 2015 la notion d’« apartheid territorial, social, ethnique »[3], « l’apartheid scolaire » ayant été le titre d’une étude scientifique menée dans l’académie de Bordeaux publiée en 2005 sur la ségrégation ethnique dans les collèges[4].
Si l’on voit bien avec quoi il s’agit de rompre, comment les auteurs proposent-ils d’y parvenir ?
Ils appellent « à ce que les enseignants soient considérés collectivement comme des acteurs responsables et non des exécutants de procédures standardisées. Nous ne croyons pas du tout que la liberté pédagogique soit la porte ouverte au caprice individuel ; nous sommes convaincus, au contraire, que la véritable liberté pédagogique se nourrit du travail, de l’initiative et de l’inventivité de collectifs qui cherchent comment concrétiser au mieux les finalités de leur institution ».
On a assez souvent sur ce blog dénoncé la manière dont, de la maternelle à la terminale, on a tendu de plus en plus à expliquer aux enseignants ce qu’ils devaient faire et comment ils devaient le faire pour saluer ce cap nouveau qui romprait avec l’école de la défiance construite dans les actes ces dernières années malgré le slogan officiel d’école de la confiance.
Bidar et Meirieu insistent sur le rôle capital de l’éthique enseignante, qui est bien autre chose que le devoir d’obéissance du fonctionnaire d’Etat, mais se fonde sur le sens de la parole enseignante, orientée toujours vers l’émancipation individuelle et collective des élèves qui « cultivent leur singularité tout en apprenant à se relier aux autres et au monde ».
C’est bien tout le sens du titre, « Grandir en humanité », qui fait de la culture acquise à l’école non pas une culture limitée dans l’espace et dans le temps, une addition de savoirs distincts juxtaposés, mais une culture ouverte sur le monde où les savoirs sont reliés entre eux. On voit bien ici combien nous sommes entrés désormais dans « l’ère du savoir-relation » décrite en 2014 dans La fin de l’école par F. Durpaire et B. Mabilon-Bonfils[5]. L’objectif, fixé par Bidar et Meirieu, d’une « école tisserande » renforçant les liens de chacune et chacun à soi-même, au collectif, à la culture humaine et à la planète, et sans aucun doute très fécond.
Nous touchons là sans doute au cœur de la question posée avec force dans le débat public par le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR)[6] : les savoirs, tels qu’ils sont choisis, classés, hiérarchisés à l’école, permettent-ils à l’ensemble des élèves de « grandir en humanité » ? Sur cette question, Philippe Meirieu déclare, dans son entretien au Café pédagogique : « nous ne nions nullement l’importance des directives et des programmes, même si appelons à une refonte de tout cela à la lumière des finalités de l’institution scolaire ». On ne peut qu’être d’accord sur la nécessité d’une refonte, mais signaler « l’importance des directives et des programmes », n’est-ce pas courir le risque de laisser penser que l’entrée dans les savoirs pourrait continuer à se faire nécessairement, voire exclusivement, à partir des disciplines scolaires existantes ? Le « changement radical de paradigme scolaire » réclamé par les auteurs ne supposerait-il que les disciplines, leur choix, leur organisation, leur hiérarchisation, leurs relations soient revues à l’aune de ce que notre société jugerait indispensable d’apprendre à l’école pour créer les conditions de l’émancipation collective ? Plutôt que de penser au travers du filtre incomplet des « programmes scolaires », ne faudrait-il pas plutôt penser la cohérence et la globalité du « curriculum» des élèves ?
On ne peut que partager le cap proposé à l’éducation et à l ‘école par Bidar et Meirieu. Et on ne peut que souhaiter que ce cap s’exprime notamment au travers d’une politique des savoirs transparente, démocratiquement débattue, émancipée de sédimentations historiquement construites qui ne sauraient échapper à l’examen, sous peine de « manquer le rendez-vous avec l’histoire ».
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[1] Bidar, A., Meirieu, Ph., Grandir en humanité, Libres propos sur l’école et l’éducation, Autrement, 2022
https://www.autrement.com/grandir-en-humanite/9782080294777
[2] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2022/09/09092022Article637982989556294769.aspx?
[4] Felouzis, G., Liot, F., Perroton, J., L’apartheid scolaire enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Seuil, 2005
[5] Durpaire, F., Mabilon-Bonfils, B., La fin de l’école, l’ère du savoir-relation, Puf, 2014