Devant les crimes terroristes dont Samuel Paty et Dominique Bernard ont été victimes parce qu’ils en sont l’incarnation, il est légitime et urgent de vouloir serrer les rangs autour de l’Ecole. Et ce d’autant plus que bien des signaux inquiètent : burn-out ou décrochage de certains élèves, démissions d’enseignants et crise de leur recrutement, et, cela manquait jusqu’ici, annexion de l’Ecole au prétendu domaine réservé du Président.
Mais pour quelle école voulons-nous nous rassembler ?
S’agit-il de maintenir l’Ecole en l’état, ou de restaurer une école prétendument idéale, celle d’avant 68 ou celle des anciens francs ? Peut-on, par exemple, décrire l’école d’aujourd’hui comme celle permettant l’accès à une vaste culture pour tous ? Peut-on considérer que l’école d’aujourd’hui met en œuvre les valeurs de la trilogie républicaine ? Peut-on affirmer sans l’ombre d’un doute que notre école est porteuse de l’humanisme qui a fait la grandeur de la France, comme si le colonialisme et les guerres menées contre les peuples colonisés étaient passés par pertes et profits ?
Si l’on veut promouvoir l’école dont nous avons besoin aujourd’hui, ne faut-il pas, au contraire, dresser un tableau juste de ses réussites et de ses échecs ? Ce n’est pas rien, en effet, de parvenir à scolariser jusqu’à 18 ans les nouvelles générations, mais la hiérarchisation des voies de formation, le contraste entre des choix fondés sur la réussite pour les uns et les orientations subies fondées sur l’échec pour les autres sont –ils acceptables au regard des valeurs de liberté d’égalité et de fraternité ? Peut-on se satisfaire d’une prétendue égalité des chances qui justifie les verdicts qui scandent le parcours scolaire des enfants et des jeunes de France : égalité des chances selon que l’on est en SEGPA ou en collège, en collège ghetto d’élèves issus de quartiers favorisés ou collège ghetto de quartiers populaires, en lycée général de centre ville ou en lycée professionnel de banlieue ?
Si l’on veut tenir un discours mobilisateur sur l’Ecole, ne faut-il pas commencer par se préoccuper des élèves et de leurs parents, de leur inégalité face aux verdicts scolaires, et ne pas se battre seulement pour de meilleures conditions de travail pour les personnels de l’éducation nationale ?
Les deux combats sont intimement liés. Si le métier d’enseigner et d’éduquer est si difficile aujourd’hui, n’est-ce pas notamment parce que bien des élèves ne trouvent pas de sens dans les enseignements et les formations qui leurs sont imposés ?
Ne faut-il pas alors repenser l’ensemble de la question : quels savoirs communs enseigne-t-on et pourquoi ? Quelle part équilibrée accorde-t-on dans le parcours de formation aux savoirs théoriques et aux savoirs pratiques ? Quelles articulations établit-on, dès la formation initiale des enseignants, entre les divers domaines disciplinaires, pour sortir du cloisonnement d’enseignements qui s’ignorent superbement au collège puis aux lycées ? Quelles transformations envisage-t-on pour passer de l’école qui classe à l’école qui promeut, de l’école qui apprend la concurrence et le tri à l‘école de la coopération ? Peut-on envisager autre chose que la reconduction sans discussion aucune d’un modèle de collège gare de triage et de lycées séparés, y compris dans les lycée appelés polyvalents ?
Cela conduit alors à remette en question les modalités actuelles de travail scolaire, d’évaluation et d’examen, comme les modalités du travail éducatif, jusqu’ici parent pauvre du travail pédagogique et didactique.
A ces conditions, oui, on peut faire autre chose que déplorer la détérioration continue des conditions d’apprentissage et d’enseignement et demander qu’elle cesse. Elle ne cessera en effet qu’à une condition : qu’on sorte du confort paresseux d’un modèle usé jusqu’à la corde pour repenser de fond en comble le parcours de formation de tous les élèves, comme celui des personnels qui les forment. Et cette condition clarifiera les engagements et les discours. Renouveler radicalement l’Ecole pour sortir de l’ornière est incompatible avec les éléments de langage des discours portés par toutes celles et ceux qui tirent avantage du maintien du statu quo ante, au prix d’une énième réforme cosmétique, parce qu’ils sont du bon côté de la barrière.