L’auteur nous pardonnera d’évoquer Rousseau et ses Confessions- on le cite : « entreprise qui n’eut jamais d’exemple… montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature et cet homme ce sera moi » - à l’occasion de la publication récente chez Librinova de ses Confessions à qui voudra dans L’étrange affaire des mal-savoirs[1]. C’est en effet une entreprise peu ordinaire à laquelle se livre Roger-François Gauthier dans cet ouvrage, en cherchant à circonscrire « cette réalité faite de ce que je prends pour vrai, ensemble incroyablement hétéroclite constitué d’éléments venant de trente six expériences de vie, sincères, malins, moraux, corrupteurs, dans leur profusion ». Il nous pardonnera également de penser, pour la méthode, à Montaigne, qui procédait « à sauts et gambades » (Essais, III, 9). Les courts trente et un chapitres nous font passer de l’enfance beaujolaise à la Roumanie de Ceaucescu, de l’école communale rurale à la haute administration du ministère de l’éducation nationale, du marxisme au stucturalisme, de la pratique du violon à celle de la fresque, de la santé à la taille des oliviers…
On ne retiendra dans ce billet que quelques aspects de ce travail d’introspection sur les savoirs et ce qu’ils nous font, ceux en relation avec l’École. Le lecteur ou la lectrice seront peut-être marqués par l’écart existant, au seuil des années soixante, entre l’enseignement primaire, centré sur la France physique et administrative des cartes affichées en classe et l’enseignement secondaire classique au lycée, marqué par les cartes de l’empire romain couvrant l’ensemble du bassin méditerranéen et déplaçant la représentation du monde de l’hexagone ou territoire de naissance des grandes civilisations antiques égyptienne, grecque et romaine, et des trois religions monothéistes de cette partie du monde. Il faudra au petit français grandir et sortir de nos frontières pour se percevoir, dans le regard des autres, comme Blanc en Afrique subsaharienne ou Occidental en Europe orientale.
Il y a là, déjà, un constat sur les savoirs scolaires, leur centration sur l’hexagone, son histoire et sa culture, pensés non comme une modeste partie d’un monde vaste, marqué par de multiples cultures, mais comme un phare éclairant les autres nations.
On s’attardera aussi sur ce voyage à l’intérieur de la haute administration de l’éducation nationale, sur ce qu’en attendait l’auteur et sur ce qu’il en a retiré. Le titre du chapitre qui lui est consacré est éloquent : « un ministère des mal-savoirs ». Désireux d’y trouver des réponses aux questions qu’il s’était posées lorsqu’il était enseignant, il s’attendait notamment à y trouver, au delà de fonctions logistiques lourdes, « des fonctions intellectuelles éminentes ». Ce qu’il découvre, c’est des gens ayant « une certitude, celle d’exercer le pouvoir », avouant sans difficulté « n’y rien connaître », ce qui n’avait pas de gravité puisqu’ils n’agissaient que sur le détail de l’actualité et non sur la machine elle-même.
Cette éducation nationale profonde, elle, tournait sans eux, personne ne s’inquiétant en fait de ce que savaient les élèves, de ce que signifiaient les diplômes, l’essentiel étant d’atteindre l’objectif chiffré de taux de réussite. Les mal-savoirs institutionnalisés, en quelque sorte. Aussi, un des multiples fils conducteurs de cet ouvrage est-il celui des mal-savoirs scolaires, évoqués dans des titres de chapitres comme « mensonges des cartes, par construction », « triste mépris des savoirs de la terre »comme des savoirs techniques, « les mal-savoirs des langues », « littérature », équivoques et exclusions » ou littérature de privilégiés pour les privilégiés, « mensonges et mal-savoirs d’une agrégation de prestige », « le grand malaise des disciplines ».
Mais ce fil de lecture est mêlé aux mal-savoirs des familles et de leurs secrets, aux mal-savoirs religieux, comme aux éblouissements des « savoirs de chaux et de pigments ». Une ronde de récits personnels qui engagent le lecteur à partager les questionnements de l’auteur, sa recherche, ses malaises : « qui ne se sent pas impliqué en lisant ces pages qui pourtant ne racontent au sens propre que des morceaux épars de l’histoire d’un seul homme ? » interroge Roger-François Gauthier à la fin de sa quête. C’est sans doute là la force de cet ouvrage : inciter chacune et chacun des lectrices et lecteurs à pratiquer cette auto-épistémanalyse qui n’est en rien amère, mais au contraire libératrice.
On entend déjà les ricanements critiques de ceux qui seraient tentés de juger, sans entrer dans le livre, qu’avec un parcours scolaire, khâgneux, universitaire et institutionnel comme le sien, l’auteur « crache dans la soupe ». Ce serait passer complètement à côté de ces fragments d’une histoire personnelle qui témoignent non pas de l’auto-suffisance ingrate d’un membre de l’élite scolaire, mais au contraire de la conscience que, dès le départ, les dés sont pipés dans la course au mérite et à la réussite scolaires, et que les gagnants de cette compétition sans quartier ont intérêt à se questionner sur ce qu’ils ont vraiment appris, ce qu’ils en ont fait et ce que cela leur a fait.
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[1] Roger-François Gauthier, L’étrange affaire des mal-savoirs, Confessions à qui voudra, Librinova, 2024, https://www.librinova.com/librairie/roger-francois-gauthier/l-etrange-affaire-des-mal-savoirs