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Billet de blog 11 mars 2016

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« L’ÉCOLE SOUS ALGORITHMES » : UN ENJEU DÉMOCRATIQUE ?

La note publiée hier par Terra Nova attire notre attention sur une dimension essentielle de la révolution numérique en matière d’éducation. Institution capitale de la République, l’École peut-elle confier sa pédagogie, son administration, son fonctionnement aux algorithmes des GAFAM ?

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La note publiée hier par Terra Nova attire notre attention sur  une dimension essentielle de la révolution numérique en matière d’éducation. Institution capitale de la République, l’Ecole peut-elle confier sa pédagogie, son administration, son fonctionnement aux algorithmes des GAFAM[1] ?

La révolution numérique est partout, modifiant profondément notre manière de communiquer, travailler, nous informer, nous cultiver. Et, bien évidemment, notre manière d’enseigner et de gérer l’action éducative. Au moment où, de manière fortement symbolique, l’Etat s’engage avec les départements à équiper en trois ans chaque élève de 5e d’une tablette numérique, la fondation Terra Nova attire notre attention dans une note  du 10 mars 2016[2] sur  l’un des enjeux de cette conversion numérique.

Par delà la nécessité de « former les élèves à la maîtrise, avec un esprit critique, de ces outils qu'ils utilisent chaque jour dans leurs études et leurs loisirs et de permettre aux futurs citoyens de trouver leur place dans une société dont l'environnement technologique est amené à évoluer de plus en plus rapidement », par delà le « principe d'une éducation numérique pour tous les élèves, qui doit permettre aux enfants d'être bien formés et pleinement citoyens à l'ère de la société du numérique », posés par la loi de refondation de l’Ecole du 8 juillet 2013[3], « il importe, selon Terra Nova, de se donner les moyens d’évaluer l’ensemble des effets de ces transformations »

La difficulté soulignée par la note est la suivante : « Lorsqu’il faut doter les élèves de nouveaux supports de lecture, fournir aux enseignants des outils de traitement des données, équiper les chefs d’établissement en logiciels permettant de concevoir les emplois du temps, outiller les académies d’algorithmes d’affectation des élèves et des enseignants, (…),  la difficulté tient au fait que tous ces outils reposent sur des algorithmes auxquels n’ont accès ni ceux qui sont responsables de ces décisions (responsables politiques, administratifs, enseignants...), ni ceux qui seraient en droit de leur demander des comptes (citoyens, parents d’élèves...) ».

L’enjeu démocratique est ainsi posé : comment, pour les acteurs publics, «reprendre la main sur les choix stratégiques à faire en matière de numérique éducatif, à la fois au niveau pédagogique (moteurs de recherche, ressources en ligne, applications d’adaptive learning) et administratif (logiciels d’affectation type Affelnet ouAPB, logiciels d’emploi du temps, espaces numériques de travail). »

Terra Nova insiste sur une question politique fondamentale : « dès lors qu’on décide collectivement qu’une grande partie de l’éducation des enfants est une affaire nationale, qu’on organise une école publique pour y pourvoir, et qu’on ambitionne de vivre conformément à des principes démocratiques, le choix des outils de l’éducation devient une affaire politique– ce qui implique qu’il soit discuté et débattu comme tel.» Or, actuellement, on assiste à « une dépossession radicale du pouvoir et des responsabilités politiques de ceux qui sont censés rendre des comptes aux citoyens» au profit d’ « algorithmes auxquels n’ont accès ni les citoyens, ni les politiques, ni même les ingénieurs de l’administration ».

La note cherche à proposer des moyens pour les acteurs publics de peser sur des choix stratégiques d’organisation, de fonctionnement, de vie pédagogique.

Le premier exemple est celui du recours aux moteurs de recherche, notamment à Google, par les enseignants comme par les élèves. « La situation actuelle d’abondance des ressources appelle donc, d’une part, à une analyse critique des algorithmes d’exploration des moteurs de recherche les plus utilisés, d’autre part, à la création et à la promotion de dispositifs de qualification des ressources numériques pour l’éducation (des « labels »), non automatisés par des algorithmes mais fondés sur des jugements argumentés, produits de façon collaborative par des auteurs et des utilisateurs de ces ressources

Le second porte sur l’exploitation des traces numériques de l’apprentissage des élèves, ressource pédagogique potentiellement très prometteuse, mais qui, avec l’adaptative learning, marché évalué à plus de mille milliards de dollars, pourrait se traduire par une juteuse collecte de données personnelles pour les sociétés prestataires.

Le troisième concerne les logiciels de fonctionnement et de pilotage « qui gouvernent l’école » : « dans ce domaine, l’emprise des algorithmes est particulièrement forte et peut nous faire perdre la maîtrise de nos décisions». De l’affectation des élèves à leur orientation en passant par leurs emplois du temps et ceux de leurs enseignants, les enjeux sont essentiels.

L’exemple des logiciels d’emploi du temps est intéressant. Cette question a déjà été évoquée dans un  ouvrage publié en décembre 2011[4]. Les auteurs interrogeaient : « L’Education nationale fournit-elle un logiciel public pour concevoir un emploi du temps ? La réponse, aussi surprenante qu’elle soit, est négative. Par contre, elle impose toute une batterie de logiciels connexes qui doivent faire le lien avec ces logiciels privés.  Cette prévalence des logiciels privés,- pour encore combien de temps ?- peut surprendre (…) Dans une société de marché, ou l’édition  scolaire revient au privé, il n’est pas illogique que les outils logiciels émanent aussi du privé. Ce qui peut surprendre, c’est le caractère mixte de notre système logiciel».

Cinq ans plus tard, Terra Nova observe : « Force est de constater que le chef d’établissement peut seulement choisir d’utiliser ou non l’outil proposé sur le marché, et qu’il n’est pas en possession des moyens de conception et d’adaptation détenus par les sociétés éditrices (malgré les efforts déployés par celles-ci pour concevoir leurs outils selon l’expression des besoins des usagers)». Et elle ajoute : « Devant l’importance croissante des logiciels d’emplois du temps dans le fonctionnement des établissements scolaires, il paraît nécessaire de mettre en place un véritable « cahier des charges » exprimant les besoins et les préconisations de l’institution, afin de réguler ces outils. À leur omniprésence s’ajoute le fait que les algorithmes sur lesquels ils reposent sont alimentés par des bases de données de plus en plus précises : l’urgence à suivre de plus près leur conception se décline donc également sur les champs de la sécurité, de la confidentialité et de la responsabilité des données des élèves et des enseignants ».

Plus généralement, pour les auteurs de la note[5], « tout projet numérique éducatif devrait reposer sur des structures de pilotage mixte, et conduire à la mise en place d’interactions systématiques entre l’expertise métier, technique et l’intention politique ».

La note propose trois leviers pour relever ce défi démocratique.

Le premier est celui de la formation à la culture numérique pour tous les acteurs concernés (cadres territoriaux et académiques,  enseignants, personnels), et dont l’éducation aux médias et à l’information constitue depuis la loi de refondation de l’école l’épine dorsale pour les élèves.


Le deuxième est la création d’un environnement juridique et technologique, précédée d’un débat sur les données scolaires et leur protection.

Le troisième est la mise en place de moyens de contrôle, par le Parlement et les citoyens, de la mise en œuvre effective de la politique éducative décidée démocratiquement : « il faut qu’ils puissent s’appuyer sur une expertise indépendante susceptible de questionner chacun des maillons de la chaîne de mise en œuvre d’une politique – y compris sur les questions numériques ». Terra Nova suggère que « l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), déjà assisté d’un conseil scientifique, se penche sur les technologies éducatives, ce qu’il n’a jamais fait jusqu’à présent » et que « le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) s’empare du sujet en engageant notamment des travaux de comparaison internationale visant à montrer comment les autres systèmes éducatifs construisent leurs relations avec les acteurs du numérique».

Pour François Jarraud, « La Note n'invite pas à un contrôle citoyen sur le numérique éducatif pour protéger les libertés des citoyens. Elle poursuit deux buts bien différents. Elle veut renforcer le contrôle bureaucratique sur l'édition numérique éducative. Elle vise aussi à protéger le nouveau marché en édictant une réglementation accessible aux seuls acteurs validés par la  technostructure ministérielle dans une démarche qui vise aussi à protéger des entreprises qui en sont proches. Autrement dit cette Note interroge aussi fortement nos libertés que les risques d'exploitation des données qu'elle dénonce[6]».

On ne peut que considérer toutefois le rappel de l’enjeu lié à la puissance des algorithmes sur le fonctionnement de l’école, et plus globalement, sur notre manière de percevoir le monde, comme profondément salutaire. Et souhaiter qu’en effet le débat public, ouvert à tous et non circonscrit à la technostructure ministérielle, permette à chacun, parent, élu, cadre, enseignant et élève, de s’emparer d’une question décisive pour l’avenir. Au travers de la question posée par cette note, la définition d’une nouvelle gouvernance du système éducatif est bel est bien à l’ordre du jour.


[1] Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft

[2] http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/142/original/10032016_-_L%27_cole_sous_algorithmes.pdf?1457608969

[3] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=?cidTexte=JORFTEXT000027677984&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id

[4] Veran, Jean-Pierre, Rivemale, Sébastien & Bodilis, Marie-Hélène, De l’emploi du temps aux emplois du temps, vers une approche globale du temps scolaire, Berger-Levrault, 2011

http://boutique.berger-levrault.fr/enseignement/ouvrages/de-l-emploi-du-temps-aux-emplois-des-temps.html

[5] Daniel Agacinski, Félix Brun*, Céline Isart, Marie James*, Serge Pouts-Lajus

* il s’agit de pseudonymes

[6] http://www.cafepedagogique.net/LEXPRESSO/Pages/2016/03/11032016Article635932782760476686.aspx

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