« Les récréations tiendront à l’avenir une large place dans la vie scolaire » (circulaire du 7/7/1890). Cent-vingt-trois ans plus tard, on peut s’interroger légitimement sur leur place effective, et sur leur contenu dans l’école du 21e siècle.
Une première réponse nous est apportée, en termes de place symbolique, par la présentation qui est faite aux élèves et aux parents de l’emploi du temps des collégiens et lycéens. Les récréations n’y figurent pas, elles n’ont pas une dignité suffisante pour être considérées comme faisant partie du temps scolairement utile, qui est celui des heures de cours des différentes disciplines. En terme de place objective, on observera que, dans une demi-journée de trois à quatre heures de cours, les récréations représentent entre dix et quinze minutes, soit, sur la base sous évaluée de trois heures de temps scolaire, une part égale à un douzième au mieux, un dix-huitième au pire, de ce temps. Un dix-huitième, voire un douzième constitueraient-ils sérieusement « une large place » dans la vie des élèves ?
Du point de vue spatial, cette fois, la récréation est automatiquement associée à un espace physique particulier, la cour de récréation, lieu délimité attenant à un établissement scolaire où les élèves peuvent se détendre lors des récréations quotidiennes du matin et de l’après midi. C’est aussi en ce lieu que les élèves, jusqu’en classe de 3e, se rassemblent puis se rangent par classe en début de demi-journée. Les activités dans la cour de récréation diffèrent selon les établissements et l’âge des élèves. Dans les collèges et lycées, la surveillance de la cour de récréation est assurée de fait par des personnels de vie scolaire et, en principe, par les personnels de l’établissement qui s’y trouvent.
La cour est, dans l’établissement, l’espace où les élèves disposent de plus de libertés : le fait de courir ou de crier n’y est pas frappé du même interdit que dans les couloirs ou les classes. Et il faut bien convenir que le joyeux désordre qui précède, jusque dans les cités scolaires comportant un collège, la mise en rang à la sonnerie participe du climat de l’établissement.
On pourrait donc considérer que la récréation est la part congrue d’espace et de temps accordée par l’ordre scolaire au libre usage de leur corps et de leur esprit par les élèves. S’y livre donc un combat entre désordre juvénile et ordre scolaire, marqué par la résistance des élèves à venir se ranger entre les lignes dessinées sur le sol de la cour, qui rappellent, dans cet espace même, l’organisation scolaire en divisions, ou en salles de cours, selon les cas. On observera avec intérêt que, dans certains collèges, cette lutte peut prolonger la récréation au point de doubler son temps effectif par rapport au temps officiellement prescrit.
Le plus souvent ce désordre apparent n’échappe pas à un contrôle par les élèves eux-mêmes de leurs déplacements et attitudes : les bagarres existent, certes, mais sont plutôt une exception qu’une règle dans la plupart des établissements. Et, quand elles ont lieu, elles sont souvent présentées par les élèves comme un jeu –certes dangereux- obéissant à des règles.
Cette observation a conduit Daniel Gayet, auteur de L’élève, côté cour, côté classe[1], à parler de « processus d’auto-socialisation du groupe enfantin sur lequel ni l’école ni la famille n’a de prise directe […] La cour est bien un lieu d’apprentissage d’un lien social que le fonctionnement souvent rigide de l’école rend peu visible ». Les élèves s’y reconnaissent comme grand ou petit, comme fille ou garçon. Ils partagent dans la cour, les identifications à des héros sportifs, télévisuels ou de jeux électroniques, ils s’approprient les stéréotypes comportementaux, vestimentaires et langagiers.
En ce moment de refondation de l’école, ne serait-il pas pertinent aussi de s’interroger sur la part accordée aux supports et médias numériques dans la récréation des élèves d’aujourd’hui ?
Lorsqu’on questionne des responsables d’établissement à ce sujet, les approches sont en général assez frileuses. Si l’on tolère l’utilisation d’outils numériques nomades dans la cour de récréation, c’est moins par conviction éducative que parce que l’on sait que, de toute façon, on ne dispose pas des moyens de l’empêcher de fait. Si on pouvait la proscrire, on le ferait, comme c’est parfois le cas.
Ne pourrait-on pas, au contraire, investir avec une ambition éducative déclarée le terrain des jeux numériques et des réseaux sociaux, en proposant aux élèves une récréation numérique ?
Cela ne signifie pas qu’on veuille faire passer sous le contrôle des professionnels de l’établissement les pratiques spontanées et informelles des jeunes élèves : il ne s’agit pas de revenir à la nocive et illusoire ambition panoptique. Mais cela signifie que l’on considère comme activité légitime et non pas tolérée la fréquentation des réseaux sociaux et la pratique des jeux vidéos. Que l’on accorde une place à cette activité dans l’établissement, et qu’on assure aussi de cette manière l’accès de tous à ces médias et à ces loisirs au sein de l’école : garantir à tous les élèves cette égalité est un impératif pour l’école de la République.
Bien entendu, cet accès sous la responsabilité de l’établissement suppose un usage lui-même responsable, respectueux du droit et de l’éthique, et par conséquent, un travail d’éducation aux règles juridiques et à l’éthique de la communication. Cela suppose aussi aussi une veille sur l’offre disponibles de jeux, dont font partie les jeux sérieux à portée formatrice. C’est déjà le cas dans certains établissements, selon les cas, sous la responsabilité conjointe ou exclusive du service de la vie scolaire et/ou du professeur –documentaliste[2]. C’est un moyen, pour l’école, de tenir ses engagements éducatifs concernant l’éducation aux médias et à l’information. Deux articles du projet de loi d’orientation prochainement discuté au parlement y font explicitement référence :
ART 4 : La culture de l’information
«Elle développe les connaissances, les compétences et la culture nécessaires à l’exercice de la citoyenneté dans la société de l’information et de la communication. »
ART 26 : La formation à l’utilisation des outils numériques
« La formation à l’utilisation des outils et des ressources numériques est dispensée progressivement à l’école, au collège et au lycée. Elle comporte en particulier une sensibilisation aux droits et aux devoirs liés à l’usage de l’internet et des réseaux, notamment à la protection de la vie privée et au respect de la propriété intellectuelle. »
Espace-temps de libération de la contrainte étroite des adultes, la récréation apparaît comme une entité spécifique, dans l’école mais en marge de la classe, où se construit et se transmet une culture juvénile et où se socialise une génération. Aujourd’hui, développer la récréation numérique dans les établissements scolaires constituerait une reconnaissance de la culture juvénile d’aujourd’hui, une réduction de la fracture entre celle-ci et la culture scolaire, et une contribution à son enrichissement par une appropriation progressive de la responsabilité numérique. Ne serait-ce pas aider l’école et ses élèves à entrer positivement dans le 21e siècle ?
[1] Gayet, Daniel, L’élève, côté cour, côté classe Paris, INRP, 2003
[2] On lira, par exemple, avec intérêt le chapitre écrit par Marie-France Raynaud, consacré à la récréation numérique, dans le Guide TICE pour le professeur-documentaliste, SCEREN, 2012 (coordonné par Denis Tuchais et Jean-Pierre Véran)