À écouter hier matin Patrick Cohen dans sa chronique matinale sur France-Inter[1], « personne n’imagine que les élèves d’aujourd’hui sont parvenus à se hisser à un niveau que leurs aînés ne parvenaient pas à atteindre ». Aussi, avec 96% de candidats admis au bac général dont 69% avec mention, il n’y a plus de sélection, et celle-ci s’opère donc à l’Université, qui « sature » et peine à « répartir les étudiants le moins injustement possible ». Il plaide donc logiquement pour la « restauration de la valeur de l’examen ».
Ce discours est-il celui du bon sens, ou bien néglige-t-il une part de la réalité pour consolider un imaginaire éducatif français, si précieusement consensuel par ces temps de déchirements ?
Reprenons les chiffres sur lesquels s’appui l’éditorialiste de service public.
Notons d’abord qu’il ne cite que les résultats du baccalauréat général. Il y a là, en creux, le préjugé que le bac général est le seul « vrai bac », et que, par exemple, le baccalauréat professionnel, dont les épreuves commençaient hier et justifiaient donc le choix de la date pour cette chronique, ne mérite pas d’être reconnu comme tel, ni ses lauréats d’être mentionnés, qui n’étaient que 83,4% en 2024, soit un écart de plus de 10 points avec les bacheliers généraux.
Mais, comme nous y incite Lucie Mougenot dans l’éditorial de ce mois-ci sur le blog du CICUR[2], il ne faudrait pas oublier, « dans l’ombre des résultats du bac, les décrochés ».
Il faut d’abord penser à celles et ceux qui échouent. « N’oublions pas que 8,6 % d’échec au bac représente plus de 64 000 personnes, ces dernières étant plus nombreuses en lycée professionnel, plus âgées et aussi moins fortunées que les autres, si bien que le redoublement est peu envisageable ». Il faut ensuite compter « celles et ceux qui ne s’inscrivent pas » au baccalauréat. Si « la proportion de bacheliers, dans la génération de 2024, est de 79,4 % (43,1 % en général, 16,1 % en technologique et 20,2 % en professionnel) », cela représente des dizaines de milliers de jeunes qui ne se sont pas inscrits au bac, soit positivement parce qu’ils ont obtenu un CAP et ensuite trouvé un emploi, soit négativement parce qu’ils ont été décrochés par l’école dans leur parcours de formation. « Environ 9% des élèves de plus de 15 ans sortent du système scolaire chaque année sans diplôme. Bien souvent isolés et désocialisés, ils sont issus en très grande majorité de milieux défavorisés et éprouveront de grandes difficultés par la suite ». De ces dizaines de milliers de jeunes chaque année, il ne sera pas question. Belle entorse à la valeur fraternité de notre République et de son École.
Mais revenons sur les chiffres de la réussite à l’examen et sur ce que leur lecture révèle d’un imaginaire éducatif français élitiste. Avec un taux de lauréats compris entre 80 et 96%, le baccalauréat aurait perdu toute valeur. Si l’on suit cette logique, moins il y a de reçus, plus l’examen a de valeur, tant et si bien qu’un baccalauréat ou personne ne réussirait serait le meilleur des examens. Là encore, Lucie Mougenot remet les pendules à l’heure : « la valeur d’un diplôme réside notamment dans l’appropriation d’un ensemble de savoirs prédéfinis, dans la validation d’un niveau qui témoigne de la qualité des ressources et compétences d’une personne. Par conséquent, attendre 100% de réussite devrait être une ambition pour tous et toutes, et non un objectif réservé à une élite ». On le voit, avec les non lauréats et les décrochés, nous sommes loin d’avoir atteint cette pleine réussite.
Toujours captif l’imaginaire éducatif hérité du passé, le propos de Patrick Cohen oppose à la « sélection par l’échec » devenue « massive » dans le supérieur, le souhait de « répartir les étudiants le moins inégalement possible ». On retrouve là encore un point aveugle de la pensée éducative dominante : on a beau parler de l’éducation au choix, de ce que la proposition de nouveau socle commun appelle de ses voeux -" les choix des élèves... effectivement et authentiquement personnels"-, le dernier mot revient, pour assurer la circulation et la répartition des élèves entre les différentes voies de formation, à l’institution, c'est bien elle qui répartit. Et cela commence très tôt, dès la sixième avec l’orientation en SEGPA plutôt qu’en collège, puis, au fil des années du collège, avec les classes de 3e prépa-pro ou prépa-agro, et, à la fin du collège, avec le grand tri entre voie professionnelle et voie générale et technologique. Bien évidemment, pour celles et ceux qui passeront le bac général et y réussiront, cela ne se sent pas, puisque leurs choix d’orientation ont été validés en conseil de classe, compte tenu de leurs résultats scolaires. Mais pour toutes et tous les autres qui n’ont pas choisi volontairement la voie professionnelle, et qu’on y oriente, non sur la base de leur réussite mais sur celle de leur échec dans les enseignements généraux, c’est une véritable injustice qui conforte le lien entre inégalités sociales et culturelles et inégalités scolaires.
Ce n’est donc pas en faisant baisser le taux de réussite au brevet, comme le promettait Gabriel Attal alors ministre de l’éducation nationale avec son « choc des savoirs » et comme on y est parvenu[3], et, dans la même logique, en faisant baisser le taux de réussite au baccalauréat, que nos examens gagneront en véritable valeur. Si l’on s’attachait à réduire en revanche le nombre de décrochés, à permettre l’accès effectif de toute une génération à une culture commune, alors notre École gagnerait en valeur effective.
____________________________________________
[1] https://www.youtube.com/watch?v=pCJTK41adPE
[2] https://curriculum.hypotheses.org/8855
[3] https://www.ouest-france.fr/brevet/brevet-des-colleges-le-taux-de-reussite-a-bien-baisse-comme-lavait-annonce-gabriel-attal-e0d6ffbc-4028-11ef-b308-87d59cb0f918#:~:text=Brevet-,Brevet%20des%20coll%C3%A8ges%20%3A%20le%20taux%20de%20r%C3%A9ussite%20a%20bien%20baiss%C3%A9,cette%20ann%C3%A9e%20qu'en%202023.