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Billet de blog 13 septembre 2023

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Ségrégation intra-établissement : le rôle redoutable de la politique des savoirs

On désigne souvent la composition des classes par les directions et le choix d’options par les parents comme facteurs de ségrégation sociale au sein du collège. Il ne faudrait pas oublier de mettre en cause une très discrète mais redoutablement efficace politique des savoirs.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La note d’août 2023 de l’Institut des politiques publiques (IPP)[1] étudie la réalité de la ségrégation sociale à l’intérieur des collèges, mesurée à l’occasion de la réforme du collège mise en œuvre en 2016. Cette réforme, au nom de l’égalité, avait supprimé les classes de 6e dites bilangues ou européennes afin d’offrir à tous les élèves de 5e - et non à quelques uns de 6e - l’enseignement d’une seconde langue vivante étrangère.

Les résultats de l‘étude sont clairs. Ils comportent deux parties.

1/ « À la rentrée 2015, dans les collèges proposant une section bilangue ou européenne, les pratiques de constitution des classes aboutissaient à un niveau de ségrégation intra-établissement supérieur à celui constaté dans ceux qui n’en proposaient pas. La suppression de ces sections a permis de résorber cet écart ».

2/ « Cet effet moyen cache toutefois une grande hétérogénéité de situations, dans la mesure où c’est dans une minorité de collèges que ces options attractives contribuaient fortement à la ségrégation entre classes ».

De l’étude elle même, nous retiendrons l’ampleur des écarts observés entre les rentrées 2015 et 2016 :

« En France, le niveau de ségrégation sociale entre les classes de sixième d’un même collège dépasse de 29 % la valeur qui serait observée si les élèves étaient alloués de manière aléatoire entre les classes. À la rentrée 2016, la suppression des sections bilangues a entraîné une diminution de 53 % (classes de sixième) de ce surplus de ségrégation dans les établissements concernés par cette réforme. La suppression des sections européennes a entraîné une diminution de 33 % (classes de quatrième) du surplus de ségrégation ».

Mais nous retiendrons aussi que « dans une grande partie des établissements proposant des sections bilangues et européennes, les écarts de composition sociale entre classes sont du même ordre que ceux observés dans les collèges qui ne proposent pas ces sections. Cela suggère, selon l’auteur de la note, qu’il est possible de proposer des cours optionnels attractifs tout en limitant la ségrégation intra-établissement ».

Ainsi donc, la messe serait dite. Il suffit que les chefs d’établissement veillent à la composition sociale des classes, au besoin avec l’aide d’un logiciel, en évitant la concentration dans une même classe des élèves ayant choisi telle option « attractive », et la situation deviendrait acceptable du point de vue de la mixité sociale.

Ce qui est intéressant, c’est d’observer que ce qui varie, c’est le « surplus de ségrégation », qui diminue de 53% en 2016 en 6e. C’est dire que demeure à peu près la moitié de ce surplus de ségrégation. Mais la ségrégation sans surplus n’est pas négligeable : « En France, le niveau de ségrégation sociale entre les classes de sixième d’un même collège dépasse de 29 % la valeur qui serait observée si les élèves étaient alloués de manière aléatoire entre les classes ». Il y a donc une ségrégation apparemment incompressible de près d’un tiers par rapport à une distribution aléatoire des élèves de l’établissement.

Il serait trop facile de faire porte la responsabilité de cet écart par rapport à l’objectif de mixité sociale aux seuls chefs d’établissement qui composent les classes et aux seuls parents qui opèrent les choix d’enseignements optionnels.

Il faut impérativement citer à comparaître la politique implicite des savoirs, politique qui n’est jamais officiellement nommée, et qui agit comme le plus sûr moyen d’assurer le tri des élèves en fonction des caractéristiques sociales et culturelles de leur milieu d’origine.

Faut-il rappeler que, dès l’entrée au collège, les élèves font l’objet d’un premier tri, très fortement marqué socialement, entre ceux qui entrent au collège par la porte ordinaire et ceux qui y entrent par la porte de la section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) ou de l’EREA (établissement régional d’enseignement adapté) ? En 2020, les élèves de SEGPA représentaient, selon les académies, entre 1 (Paris) et plus de 5% (Martinique) de l’effectif des collégiens, plusieurs académies dépassant 3,5% (Dijon, Guadeloupe, Réunion et Guyane). En cette même année, à l’issue de la classe de 3e SEGPA, 62% des élèves poursuivaient leur formation en première année de CAP. Pour près de 40% de ces élèves, c’est l’incertitude sur leur parcours de formation initiale.

Mais, par delà ce tri visible, dès l’entrée au collège, le tri se poursuit, de la classe de 6e à celle de 3e, au travers des enseignements proposés aux collégiens. Ces enseignements généraux ont une vocation discrète, redoutablement efficace : préparer exclusivement à l’entrée au lycée général. Ceux qui y réussissent (un peu moins des deux tiers d’ente eux) iront en seconde générale ou technologique, tous les autres, sur la base de leur échec et non de leur goût et intérêt, emprunteront la voie professionnelle. On le sait : les enfants issus de milieu favorisé sont surreprésentés en seconde générale, ceux issus de milieux populaires, surreprésentés en seconde professionnelle, où seuls 5% d’entre eux ont un père doté d’un diplôme d’enseignement supérieur.

Ce qui est donc en cause, bien plus fondamentalement que la répartition des élèves dans les classes, c’est la sélection des savoirs enseignés au collège, qui fait la part très belle aux savoirs académiques dans la perspective exclusive d’une poursuite d’étude en lycée général puis dans l’enseignement supérieur, et favorise donc la réussite scolaire des élèves qui bénéficient d’un capital culturel scolaire familial. Cette politique des savoirs est donc la source de la ségrégation sociale et culturelle qui se construit jusque dans les classes où l’on a cherché à établir une mixité sociale réelle.

S’il est donc précieux de voir que la ségrégation sociale à l’école ne se fait pas qu’entre les établissements, privés vs public, public favorisé vs public en éducation prioritaire, mais aussi au sein des établissements, par le biais d’enseignements optionnels, ce serait un aveuglement que de ne pas voir en quoi le choix de savoirs enseignés à toutes et à tous au collège contribue à « naturaliser » les effets de discrimination sociale et culturelle au fil de la scolarité des collégiennes et collégiens.

Il est urgent, comme le revendique le CIUCUR[2], d’interpeller les savoirs scolaires, comme responsables de la fabrique des inégalités et de la ségrégation dans une école injuste[3].

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[1] https://www.cafepedagogique.net/wp-content/uploads/2023/09/Note-IPP-sur-les-ssections-bilangue-5.pdf

[2] https://curriculum.hypotheses.org/

[3] https://www.youtube.com/watch?v=4emgvpDxX1Y&feature=youtu.be

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