Deux notes de service, publiées au BO du 12 janvier [1], portent sur les "savoirs fondamentaux". Il est frappant de constater combien cette notion, remise au devant des priorités éducatives nationales par le ministre Blanquer sort renforcée et épurée sous la plume de l'actuel Directeur de l'enseignement scolaire. Alors que, du temps de l'ancien ministre, les "savoirs fondamentaux", c'était "lire, écrire, compter, respecter autrui", désormais, on en revient à l'épure «lire, écrire, compter», comme l'indique la première ligne de la première note de service. Epure clairement définie par le tenant de la monarchie de juillet, Adolphe Thiers, qui affirmait, quand la deuxième République cherchait à redéfinir et élargir l'enseignement primaire : "lire, écrire, compter, voilà ce qu'il faut apprendre ; quant au reste, cela est superflu (...) Il faut restreindre cette extension démesurée de l'enseignement primaire".
Lire, écrire compter, c’est la vision monarchique de l’instruction publique réservée au peuple, quand la vision républicaine est beaucoup lus ambitieuse. Selon Jules Ferry, par exemple, ce sont les enseignements considérés comme accessoires par les tenants de l’ancien régime qui sont fondamentaux : « C’est autour du problème de la constitution d’un enseignement vraiment éducateur que tous les efforts du ministère de l’Instruction publique se sont portés […]. C’est cette préoccupation dominante qui explique un très grand nombre de mesures qui […] pourraient donner prétexte à des reproches d’excès dans les nouveaux programmes, d’accessoires exagérés […] : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale » déclare-t-il en 1881.
Qui peut honnêtement penser qu’à l’ère des transitions écologique, énergétique, économique, sociale, politique, numérique, il suffise de savoir lire écrire et compter pour posséder les clés qui permettent de comprendre le monde dans lequel on vit quand on est élève de 6e ?
Mais, au delà de cette réduction de l’ambition formatrice, au nom de la lutte contre les inégalités scolaires et sociales et de l’égalité des chances, on est frappé également par la réduction de l’action éducative à une politique du chiffre et de la performance standardisée :
« Durant les deux années du cours moyen, tous les élèves doivent lire chaque jour à voix haute pour entraîner leur fluence et atteindre la moyenne de 120 mots par minute à la fin du CM2. Aux évaluations de 6e de 2022, ils ne sont que 56 % à y parvenir, et à peine 39 % en REP+. Il s'agit donc d'un enjeu majeur de réduction des inégalités. Lors de leur lecture, les élèves rendent compte de la ponctuation, respectent le rythme des groupes syntaxiques, varient leur intonation et le rythme. Ce travail est poursuivi en 6e et les élèves atteignent 130 mots par minute à la fin de cette classe ». « Les problèmes en plusieurs étapes restent le premier objectif de l'enseignement de la résolution de problèmes au cycle 3. Une pratique régulière (de l'ordre de 10 problèmes par semaine) associée à l'explicitation des procédures de résolution et des éventuelles analogies avec des problèmes résolus antérieurement, doit être recherchée ».
On peut s’étonner également de lire dans la note de service qu’ « à la fin du CM2, les élèves doivent pouvoir rédiger un texte de 15 lignes en respectant les règles orthographiques, syntaxiques, lexicales et de présentation. En 6e, la production de textes de 20 lignes au moins est attendue. À cette fin, chaque semaine, les élèves doivent produire au moins un texte répondant à ces critères, toutes disciplines confondues ». Comme si les professeurs en 6e pouvaient ne pas donner à leurs élèves l’occasion d’écrire un texte de vingt lignes au moins par semaine.
On constate sans surprise que, dans ces notes de service, le mot « culture » est absent, comme, faut-il le préciser, le mot « socle[2] ». A quoi bon en effet se préoccuper des « langages pour penser et communiquer », des « méthodes et outils pour apprendre », de « la formation de la personne et du citoyen », « des systèmes naturels et des systèmes techniques », des « représentations du monde et de l’activité humaine », puisqu’il suffirait, en 2023, de savoir « lire, écrire et compter » ?
Il y a là une forme stupéfiante de retour en arrière, à un modèle de formation d’ancien régime, qui ne répond en rien aux besoins de sens des apprentissages pour les élèves et leurs enseignants d’aujourd’hui ni aux exigences d’une culture partagée par tous les élèves aujourd’hui. Ce modèle ne peut que priver les élèves qui en ont le plus besoin d’une entrée dans une culture dont leur milieu familial ne peut leur transmettre qu’une partie. Avec la focalisation sur les savoirs prétendument fondamentaux, au détriment, par exemple, de l’enseignement de la technologie en 6e, les « enfances de classe[3] » analysées par Bernard Lahire et son équipe de recherche vont jouer à plein pour renforcer les inégalités scolaires, culturelles et sociales. Plus que jamais, il faut lutter contre l’école injuste, qui hiérarchise les savoirs et les élèves, comme nous y invitent, pour le Collectif d’interpellation du curriculum, Philippe Champy et Roger-François Gauthier[4].
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[1] https://www.education.gouv.fr/bo/23/Hebdo2/MENE2300947N.htm
https://www.education.gouv.fr/bo/23/Hebdo2/MENE2300948N.htm
[2] https://www.education.gouv.fr/bo/15/Hebdo17/MENE1506516D.htm#socle_commun
[3] Bernard Lahire (dir), Enfances de classes, de l’inégalité parmi les enfants, Paris, Le Seuil, 2019, 1230 p.
[4] Philippe Champy, Roger-François Gauthier, Contre l’école injuste !, ESF, 2021, 92 p.
https://www.youtube.com/watch?v=4emgvpDxX1Y&feature=youtu.be