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Billet de blog 16 sept. 2022

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Fiction méritocratique : des savoirs au dessus de tout soupçon ?

Des publications et travaux récents mettent en lumière l’illusion méritocratique à l’œuvre dans l’école française. Mais il faut aller plus loin, et débusquer dans la politique ségrégative des savoirs de solides racines de l’injustice scolaire.

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L’entretien avec la sociologue Anabelle Allouch à propos de son dernier livre[1], publié par Mediapart[2], a de multiples intérêts.

C’est en effet une belle occasion pour la sociologue de démonter la fiction méritocratique, alors que le ministre de l’éducation nationale s’est présenté à sa prise de fonction comme « un pur produit de la méritocratie républicaine », ce qui est une marque de la force de cette fiction, qui relève de la croyance chez bien des acteurs de l’éducation, qu’ils soient personnels de l’éducation nationale, parents ou élèves, journalistes et citoyens.

Anabelle Allouch analyse comment les divers dispositifs visant à élargir socialement le recrutement des grandes écoles constituent autant de rustines laissant intact le système, et se poursuivre la ségrégation entre la masse et une élite scolaire à laquelle accèderaient ainsi les plus « méritants » des quartiers populaires ou des campagnes.

Elle montre nettement combien les « réformes » de l’accès aux grandes écoles ont été portées par un certain nombre d’acteurs institutionnels qu’on retrouve au fil des décennies : Richard Descoings, directeur de Sciences-Po, dont le bras droit Pierre Mathiot et Cyril Delhay furent promoteurs de la réforme du lycée et du bac portée par Jean-Michel Blanquer qui fut directeur de l’ESSEC…

Elle met l’accent aussi sur un des éléments clés de ce système méritocratique, la note, qui régit toutes les carrières scolaires, pas seulement pour accéder aux grandes écoles, mais pour entrer dans ParcourSup. On pourrait ajouter que cela commence  bien avant, quand on est orienté en général, en technologique ou en professionnel à la fin du collège, et avant encore quand il s’agit pour certains d’entrer en section européenne en 6e ou plutôt d’être destiné à une prépa-métier en 3e

Les travaux de la chercheuse Céline Darmon, récemment présentés à la Semaine de l’Education et de la formation à Lausanne[3], mettent en lumière l’effet individuellement mobilisateur pour certains élèves de la croyance en la méritocratie, mais collectivement démobilisateur de cette croyance, puisque, dès lors, c’est le mérite individuel qui fonde la réussite scolaire et non les choix pédagogiques et organisationnels, ou les méthodes d’apprentissage.

Il est très salutaire de mettre en question ainsi une croyance plutôt partagée qui fait partie de l’imaginaire éducatif dominant dans notre pays. Mais cela suffit-il ?

Il est frappant de constater que, si la fiction méritocratique est désormais mise en question, il n’en va souvent pas de même de la croyance en l’indiscutable organisation des savoirs scolaires. Tout se passe le plus souvent comme s’il allait de soi qu’il y a et qu’il ne peut y avoir de véritable savoirs que transmis dans le cadre de disciplines scolaires qui sont déjà là, qui définissent chacune leur programme sans se préoccuper des autres. Qu’on puisse envisager d’autres disciplines entrer dans la culture scolaire, qu’on puisse remettre en question la hiérarchie et le cloisonnement des disciplines établies, qu’on puisse penser que des savoirs autres que disciplinaires doivent faire partie du bagage acquis par les élèves au cours de leur scolarité autrement que dans le cadre d’ « éducations à… »  aussi multiples que marginales, qui ne touchent jamais tous les élèves et n’atteignent donc jamais les objectifs éducatifs fixés, cela reste le plus souvent hors sujet. Et c’est bien cette dimension hors sujet qui transforme en piètres rustines tous les dispositifs imaginés pour donner un tant soit peu de consistance à l’illusion méritocratique et à son indispensable compagne, l’égalité des chances.

On ne peut que se réjouir que ces questions taboues soient posées clairement par le Collectif d’interpellation du curriculum[4], notamment en cette rentrée avec la publication de Contre l’école injuste ![5] Au delà de la fiction méritocratique, il s’agit, si l'on veut rompre avec l'injustice scolaire, de mettre en cause une politique des savoirs ségrégative et de dessiner une politique des savoirs démocratique.

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[1] Annabelle Allouch, Les Nouvelles Portes des grandes écoles, PUF, 2022

[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/150922/l-ouverture-sociale-des-grandes-ecoles-des-rustines-au-secours-de-la-fiction-meritocratique

[3] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2022/09/16092022Article637989030970249202.aspx?

[4] https://curriculum.hypotheses.org/

[5] Contre l’école injuste ! Questionner l’imaginaire scolaire, discerner les pièges, repenser les savoirs à enseigner, ESF sciences humaines, 2022

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