Deux parutions récentes proposent l’une d’analyser La crise de l’école et les moyens d’en sortir[1], l’autre de Penser l’éducation du troisième millénaire à partir du Savoir-relation[2].
Ce qui frappe d’abord, c’est que le premier ouvrage s’inscrit à partir d’un diagnostic net –Les inégalités se creusent – et d’une analyse sévère des prétendues solutions apportées par les majorités successives de gouvernement - L’impasse des solutions élitistes ou compassionnelles-, dans un objectif très clair - Une issue démocratique et égalitaire : l’école commune jusqu’à dix-huit ans.
Dans cette approche, qui se fonde sur les travaux du groupe de recherches sur la démocratisation scolaire (GRDS), on est, semble-t-il à mille lieues des discours des tenants du libéralisme scolaire, si fortement marqués, depuis le premier quinquennat du Président Macron, par le culte des « savoirs fondamentaux », le préalable du « lire, écrire, compter », le renforcement des enseignements du français et des mathématiques. Or, justement, que propose J-P Terrail, au nom de la démocratisation scolaire ? Pour parvenir au partage par toutes et tous, à 18 ans, d’une « culture commune », il faut en finir avec la mise en compétition et au tri sélectif des élèves au moyen des notes, notes auxquelles est substituée une évaluation attentive aux progrès de chacun et au dépassement des difficultés d’apprentissage rencontrées. Il ne fait pas de doute que cela fâche les tenants d’une école concurrentielle et élitiste. J-P Terrail propose aussi modification des contenus d’enseignement, avec par exemple, celui de la technologie introduit de l’école au lycée ou la recomposition de l’enseignement des sciences humaines et sociales intégrant l’économie et la sociologie au côté de l’histoire et la géographie. Mais le lecteur a très tôt l’occasion de se questionner : quand l’auteur reprend par exemple, sans guillemets ni distance critique, le triptyque « lire-écrire-compter » (p. 15), hérité de M. Thiers, ne rejoint-il pas M. Blanquer, comme sur les « apprentissages fondamentaux » auxquels J-P Terrail adhère pleinement sous une forme que ne démentirait pas M. Attal « maths et français » (page 96). Quand (page 26) il se réclame de « l’égalité des chances » dont il précisera plus loin (page 32) qu’il l’envisage comme « l’égalité des chances de réussite », ses propos ne seraient-ils pas pleinement compatibles avec ceux des tenants de l’école concurrentielle qu’il dénonce dans la deuxième partie de son ouvrage ? Quand il reprend à son compte des expressions comme « inflation des diplômes » ( page 18), « baisse des exigences » (page 25), ne s’inscrirait-il pas dans la logique d’un discours élitiste rêvant d’une restauration de l’École d’avant ? Faut-il vraiment se fâcher que des taux de réussite approchent des 100%, parce qu’il ne pourrait y avoir de vraie réussite scolaire qu’au prix d’un l’échec massif ?
Il semble donc, à suivre J-P Terrail, que, par delà une revendication d’école et de culture communes, on ne trouve d’autre issue, dans le champ des savoirs, que celle du maintien d’une hiérarchisation dont on perçoit pourtant combien elle conduit tout objectif de démocratisation dans une impasse.
A l’opposé de cette approche, les auteurs du Savoir-relation, constatent, au chapitre 3, l’emprise des disciplines scolaires qui empêche de s’inscrire dans une vision curriculaire : penser les apprentissages à partir de domaines distincts et étanches, cela peut conduire à une perte complète de sens, comme ces élèves doutant que l’on puisse étudier, en cours d'histoire comme en cours de français, un seul et même Montaigne. Les timides tentatives qui ont été officiellement amorcées ces dernières décennies pour croiser les enseignements en évitant ainsi la fragmentation des connaissances (itinéraires de découverte, puis travaux croisés, puis enseignement intégré des sciences et de la technologie et enseignements pratiques interdisciplinaires pour s’en tenir au Collège) ont toutes été marginalisées et n’ont pas entamé la domination des savoirs distincts, que Michel Serres résumait en une belle formule : « le réel en éclats ».
Opposer à ces savoirs le savoir-relation, qu’est-ce à dire ? C’est prendre en compte, comme le fait un curriculum et ne le font pas des programmes d’enseignements, la vie du jeune dans son entièreté, et faire vivre la relation au sein de l’École. Relation entre les savoirs, relations entre les personnels d’enseignement et d’éducation, relations avec les familles, relations de l’élève avec lui-même, avec les autres, avec le monde et l'ensemble des savoirs nécessaires à son accomplissement. Être en relation, cela s’apprend en effet, et s’éprouve. Cela suppose que l’on rompe avec la séparation, dans les savoirs enseignés, comme dans les espaces et les temps d’enseignement. Les auteurs proposent d’"enseigner pour, à et par la relation". Aux tenants de l’école traditionnelle, cela paraîtra remplacer les savoirs académiques par de fumeuses compétences psycho-sociales. Mais il n’en est rien : l’impasse des savoirs scolaires, c’est en effet, de ne pas être reliés et de ne pas se soucier de la relation que les élèves entretiennent avec eux. « Notre propos, écrivent les auteurs de ce chapitre[3], ne doit pas avoir comme but de « psychologiser » toute approche éducative ou pédagogique, mais d’attirer l’attention sur les difficultés pour les enseignants d’exercer leur métier, sur les difficultés de transmettre des connaissances si l’élève vit mal sa scolarité. Il s’agit de travailler à faire de l’école un lieu où il se sent en sécurité, protégé, rassuré, encouragé. Une fois encore, la notion de relation nous parait une clé pour repenser l’École dans toutes ses dimensions ».
Dans la situation critique qui est celle de l’École, mieux vaut savoir discerner les voies sans issue, déjà éprouvées, des voies novatrices à explorer. Il s’agit bien d’ « interpeler la culture scolaire à la française », selon le titre donné par les Cahiers pédagogiques à un entretien avec Roger-François Gauthier et moi[4]. Opposer les « compétences de vie » aux « savoirs scolaires » pose la question du sens de l’école. Comme je l’indique dans cet entretien, « En refusant « la vie », à quoi sert l’école ? Elle empêche ceux qui ont des compétences de vie par leur histoire personnelle, leur milieu social, de s’exprimer et de faire valoir ces compétences. C’est renforcer, par l’exclusivité des compétences académiques requises, la ségrégation sociale et scolaire ». Questionner l’imaginaire scolaire français au lieu de s’y conformer, tel est l’enjeu.
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[1] Terrail, J.-P., La crise de l’école et les moyens d’en sortir, La Dispute, 2024
[2] Mabilon-Bonfils, B., Durpaire, F., Jaillet, A., (dir.) Le savoir-relation Penser l’éducation du troisième millénaire, Editions de Bonne Heure, 2024
[3] François Durpaire et Jean-Louis Durpaire
[4] https://www.cahiers-pedagogiques.com/interpeler-la-culture-scolaire-a-la-francaise/