L’acte II du « choc des savoirs » présenté mardi 12 novembre par l’actuelle ministre[1] (la cinquième en cette année 2024) confirme le choix de s’enfoncer dans l’impasse ségrégative, au nom d’un unique objectif « élever le niveau de notre école ».
Si on prend une à une les mesures présentées sur le site du ministère, la cohérence de l’ensemble est manifeste.
Refondation des programmes scolaires On persiste toujours à penser l’école à partir des programmes d’enseignements, comme si l’éducation pouvait être réductible à une liste fermée de savoirs scolaires, isolés les uns des autres, alors que la priorité aujourd’hui est non pas aux savoirs cloisonnés, mais au savoir-relation, c’est à dire la relation des savoirs entre eux, et pas uniquement scolaires, et la relation de chacune et chacun aux savoirs, à soi, aux autres et à la planète. Pour sortir de l’impasse actuelle des savoirs scolaires limités et cloisonnés, l’issue est à chercher dans le savoir-relation. Il faut en finir avec les programmes qui dictent à la fois ce qu’il faut enseigner et comment l’enseigner, ce que la labellisation des manuels va encore renforcer.
Labellisation des manuels En 2019, le Parlement a adopté une loi pour une école de la confiance. L'impasse actuelle consiste à penser qu'il n'y a qu'une seule et bonne façon d'enseigner partout et à tous, et que les enseignants doivent faire confiance les yeux fermés à un label officiel pour choisir les manuels scolaires, plutôt que de s'appuyer sur leurs savoirs professionnels d'expérience pour le faire. Pour sortir de cette impasse de la défiance à l'égard des personnels d'enseignement et d'éducation, il faut chercher une issue dans la confiance enfin accordée à l'intelligence collective des équipes d'écoles et d'établissements pour proposer aux élèves non seulement des manuels qui leur conviennent, mais aussi un parcours de formation enrichi des ressources locales pour atteindre des objectifs de culture nationalement définis.
Accompagnement des élèves au Collège Qui pourrait s'opposer à l'accompagnement des élèves, à "l'excellence pour tous et pas l'élitisme pour quelques-uns", à "des parcours sur-mesure où chaque élèves a les clefs de sa réussite" ? Ce beau discours vise à habiller le maintien en 6e et 5e, des "groupes de besoin" appelés au départ "groupes de niveau", qui, en français et en mathématiques, séparent ceux qui réussissent de ceux qui éprouvent des difficultés, et qui vont être étendus pour une heure hebdomadaire en 4e et 3e. Oui, en effet, le "sur-mesure" existe bel et bien, mais avec des ambitions différentes pour les uns et pour les autres. On ne vise pas une culture commune partagée par tous les collégiens d'une génération.
Valorisation du brevet Là encore les mots masquent la réalité. En transformant l’examen du brevet en examen d’entrée au lycée, on restaure ce que fut, jusqu’à la fin des années cinquante, l’examen d’entrée en 6e. Le tri se déplace du CM2 à la 3e, mais le tri est bien l’objectif visé. Les épreuves finales auront plus de poids dans son attribution, c’est ce qu’on appelle « redonner du sens et de la valeur » à cet examen : il ne s’agit plus de certifier l’acquisition d’une culture commune mais la réussite à des épreuves d’examen académiques. Tout est fait pour effacer définitivement toute référence à une culture commune, plus large et ambitieuse que d’avoir la moyenne à des épreuves dans quelques disciplines scolaires. Il semble qu'un examen n’ait de sens que si le taux d’échec est y important : quelle étrange conception de l’évaluation ! Là encore, il faut sortir de cette conception anachronique pour inventer une autre approche de l’évaluation de ce que les élèves ont appris à faire.
Retour des mathématiques au baccalauréat Sur le site du ministère, on parle d’une épreuve de mathématiques anticipée pour rehausser le socle commun en mathématiques et sciences de tous les futurs citoyens. Ce que ce communiqué ne dit pas, mais ce que la ministre a écrit aux chefs d’établissement est bien plus clair : l’épreuve s’adressera aux élèves de lycée général et technologique, an nom de « l’ambition que nous devons avoir pour notre jeunesse en matière de culture commune scientifique et mathématique », jeunesse dont est exclue celle qui est scolarisée en voie professionnelle. Encore une fois, le deux poids deux mesures est à l’œuvre, fracturant notre jeunesse au lieu de l’unir. Une impasse encore !
Climat scolaire et sécurité 150 CPE et 600 assistants d’éducation seront recrutés dans les collèges et lycées les plus exposés aux risques de violence. Comme si le climat scolaire et la sécurité ne concernaient pas aussi les conditions d’enseignement et d’apprentissage en classe, que vont détériorer les 4000 suppressions de postes d’enseignants prévues au budget. Comme si le climat scolaire n’était pas tributaire aussi de la perception que les élèves ont du sens de ce qui se joue à l’école : quand on y est étiqueté dès l’entrée au collège comme élèves en difficulté, orienté de manière autoritaire vers des voies de formation qu’on n’a pas choisies, dispensé d’enseignements dont on n’est pas considéré digne, comme celui de la philosophie pour les lycéens professionnels, le climat peut-il être bon ? Quelques unités de renfort en vie scolaire dans quelques établissements ne sauraient sortir les élèves de l’impasse ségrégative qui pèse sur leur destin et ouvrir pour eux une autre issue.
Plus que jamais, l’heure est à (p)oser les vrais termes du débat et à inventer enfin le collège du 21e siècle sur de tout autre principes que ceux dictés par le choc des savoirs. Un Collège qui rompe avec la sélection excluante des élèves, un Collège qui s’inscrive dans une conception renouvelée, enrichie des savoirs scolaires pour tous, un Collège pleinement autonome pour inventer pour ses élèves les meilleurs voies pour atteindre les objectifs nationaux de formation, en s’appuyant sur les ressources de son territoire, un Collège d’apprentissage et de pratique de la démocratie. C’est ce Collège qu’invite à réfléchir le Manifeste pour le Collège publié cette année[2].
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[1] https://www.education.gouv.fr/choc-des-savoirs-acte-ii-presentation-et-calendrier-des-mesures-415770
[2] R-F Gauthier, J-P Véran, Manifeste pour le Collège (P)oser les vrais termes du débat, Librinova- CUIP, 2024 https://www.librinova.com/librairie/roger-francois-gauthier-jean-pierre-veran/manifeste-pour-le-college