Le numéro 74 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres[1] consacre son dossier aux enseignants débutants. A travers des études de cas en Afrique, Amérique, Asie et Europe et une analyse de l’OCDE, c’est l’occasion de dépasser quelques idées reçues et de se poser de nouvelles questions.
Partons d’abord d’un premier constat à la lecture des contributions. Dans des contextes aussi différents que le Niger ou Shanghai, la pénurie d’enseignants est un phénomène assez répandu. Et ce constat est renforcé par un deuxième, celui du décrochage professionnel, qui conduit, au Niger[2] comme au Rwanda[3], en Chine[4] mais aussi en Finlande[5], de nouveaux enseignants quitter le métier dans leurs premières années d’exercice.
Les différentes contributions du dossier permettent d’éclairer un arbre des causes de ce décrochage.
Celui-ci tient d’une part à ce que les auteurs appellent le « choc » (Rwanda), l’ «épreuve » (France[6]) de la première affectation, et « l’intensité du travail », le « surmenage » qui la caractérisent (Chine). Mais il tient également à ce que la contribution argentine[7] appelle « les conditions matérielles et symboliques » : qu’il s’agisse du statut social de l’enseignant et de son salaire, qu’il soit entré dans le métier au Niger, au Rwanda, à Shanghai, dès que l’occasion se présente d’exercer un autre métier, mieux considéré et mieux rétribué, l’enseignant peut quitter ce qu’il considère comme un simple « gagne-pain » (Niger).
Cette observation permet de faire le point sur les manières diverses dont on devient enseignant. Non plus exclusivement par vocation, dans un trajet direct qui conduit de la place d’élève puis d’étudiant à celle d’enseignant, mais par des cheminements qui tiennent au contexte temporel, territorial et social, ainsi qu’à l’histoire personnelle et familiale. Les articles argentin et suisse[8] sont très éclairants sur la diversité des trajectoires, directes et indirectes. On observera avec intérêt l’analyse proposée dans la contribution suisse des parcours d’enseignants pour qui ce métier est un second métier.
Il ressort de ces coups de sonde sur les nouveaux enseignants de par le monde le fait que ce métier pourrait être « un métier comme les autres8» et non une mission.
Le dossier apporte aussi un éclairage intéressant sur ce qui peut être entrepris pour enrayer la pénurie et prévenir le décrochage professionnel des enseignants débutants. Ici encore des lignes de force se dégagent au travers des situations très diverses. De nombreux auteurs soulignent, comme Pascal Guibert, pour la France, le rôle déterminant de l’établissement d’accueil et de l’accompagnement dont le professeur débutant bénéficie en son sein. Le constat général est la fragilité de cet accompagnement, voire son inexistence, quelles que soient les préconisations officielles à ce sujet. Plusieurs auteurs soulignent l’importance de l’organisation de cet accompagnement par la direction de l’établissement, du Rwanda à la Chine en passant par la France.
On voit se dessiner également un axe de progrès autour du développement professionnel, crucial dans un métier dont les auteurs de la contribution étatsunienne[9] soulignent qu’ « enseigner n’est pas un titre de mérite que l’on accorde de manière définitive à quelqu’un après une épreuve, mais un parcours permanent d’apprentissage, de progrès et de développement tout au long de la carrière enseignante ». Cette préoccupation, soulignée notamment en Finlande, où la situation matérielle et symbolique des enseignants très favorable n'élimine pas le décrochage, est reprise par l’OCDE[10] dans sa contribution.
A partir de cet état des lieux, quelles perspectives, quelles questions nouvelles ?
On sera tenté d’abord de ne pas déplorer trop le fait que l’enseignement puisse devenir un métier comme un autre. A partir du moment où celui qui l’exerce n’est pas un pasteur investi d’une mission incontestable mais un professionnel de l’enseignement, il acceptera sans doute plus volontiers que, dans sa profession, comme dans d’autres, on procède à des redditions de comptes, que la société soit demandeuse d’évaluations pour améliorer le travail personnel et collectif des enseignants pour la réussite des élèves.
C’est ici le deuxième point à souligner : on est frappé par le caractère encore trop souvent individuel de la pratique du métier, chacun dans sa discipline et dans sa classe, au détriment de formes plus collectives de travail, dont nous savons qu’elles existent, mais ne sont pas mises en lumière au travers des contributions du dossier (sans doute ne sont-elles pas encore les plus répandues).
Enfin, si dans bien des pays (Etats unis, Chine, notamment), on cherche à définir plus précisément dans des normes ce qu’est ce métier, on constate que relever le niveau d’exigences conduit à des recrutements à deux vitesses, et, au final, à des écoles à deux vitesses (les auteurs étatsuniens redoutent un écart entre les écoles de bons élèves avec les meilleurs enseignants, les écoles des élèves fragiles avec les autres).
L’article rwandais met l’accent sur les dissonances entre les représentations des enseignants, porteuses d’un élitisme discriminant et les exigences d’un système éducatif visant l’éducation de masse. On touche là au cœur de la question : quel modèle politique d’éducation nos sociétés du 21e siècles pourraient-elles se donner ? Il semble que l’on fonctionne encore avec des cadres hérités du 19e et du 20e siècle, alors que ces cadres intellectuels, culturels, politiques et organisationnels ne correspondent plus complètement au temps qui vient.
Comme l’observent les coordonnateurs de ce dossier[11], les incertitudes qui pèsent sur les enseignants débutants peuvent être « porteuses », si on les aide à faire le deuil d’anciennes certitudes et à remplir avec leurs collègues plus expérimentés leurs missions dans un cadre qui encourage l’initiative et la coopération.
[1] http://ries.revues.org/5742
Le dossier est compété par une riche bibliographie-sitographie de Bernadette Plumelle
[2] Zara Bakingué, Devenir et rester enseignant au Niger
[3] Masengesho Kamuzinzi, Etre un enseignant débutant dans un système éducatif traversé de multiples référentiels
[4] Ren Jie, Pénurie d’enseignants et difficultés dans l’enseignement de base à Shanghai
[5] Wilhelmina Harju, Hannele Niemi, Auli Toom, L’accompagnement professionnel des enseignants débutants en Finlande
[6] Pascal Guibert, L’accueil des nouveaux enseignants dans les collèges et lycées français
[7] Alejandra Birgin, De la formation des professeurs et de l’élargissement des droits en Argentine
[8] Crispin Girinshuti, Le choix du métier, typologie des trajectoires menant vers l’enseignement dans le canton de Vaud en Suisse
[9] Jon Snyder, A. Lin Goodwin, Devenir enseignnat aux Etas unis : politiques, normes et tensions
[10] Yoon Young Lee, Préparation au métier des nouveaux enseignants et besoins en développement professionnel, Résultats de TALIS 2013
[11] Patrick Rayou, Jean-Pierre Véran, Devenir enseignant aujourd’hui : des incertitudes porteuses ? http://ries.revues.org/5777