Le dernier numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres[1] offre un très riche dossier sur les corps à l’école.
Il ne s’agit pas d’approcher cette question sous l’angle exclusif des enseignements qui mettent à contribution le corps, comme l’EPS ou la musique et le chant, mais de s’interroger sur la place des corps, ceux des élèves et ceux des enseignantes et enseignants, à l’école. Et c’est peu de dire que cette question dérange. C’est le cas bien entendu dans les pays héritiers du fameux dualisme cartésien, comme la France et les pays qui ont subi un régime de colonisation européocentré, comme le Brésil, mais c’est aussi le cas dans des pays où ce dualisme ne fait pas partie de l’héritage civilisationnel, comme l’Inde, qui a aussi connu une colonisation européenne. On ne peut pas pour autant généraliser et considérer que l’Europe tout entière est dans le même déni du corps dans les apprentissages. Un article comparatif entre la France et l’Allemagne sur l’enseignement des mathématiques et la place qu’y tient le corps dans les manuels est proprement édifiant : si, en Allemagne, le corps est utilisé comme outil de mesure, en France l’approche reste abstraite, centrée sur le système métrique décimal. Au Canada, justement, l’apprentissage des mathématiques incarnées conduit à un apprentissage de la multiplication passant, sur écran, par les doigts de la main droite et de la main gauche dont le nombre touchant l’écran correspond au nombre d’unités de chacun des facteurs du produit. Mais dans d’autres pays encore, le corps est sous contrôle, qu’il s’agisse au Maroc des écoles coraniques ou des écoles modernes, ou de l’Iran, dont le curriculum « islamisé » se traduit, dans les manuels scolaires, par une séparation et une hiérarchisation genrées structurant les illustrations, et par l’invisibilisation de la beauté corporelle justifiée par le sentiment de culpabilité lié au corps. Le Japon offre lui aussi un cas intéressant : si la modernisation de l’État et de l’éducation sont des réalités tangibles, il n’en demeure pas moins que subsistent dans les pratiques scolaires certaines coutumes héritées de l’ère impériale, comme l’inclinaison en début et en fin de cours, le port de l’uniforme ou les fêtes sportives, qui contribuent à la transmission de valeurs traditionnelles. On retrouve dans l’article comparatif sur l’éducation de la petite enfance en Nouvelle Zélande et au Japon, cette tension entre corps discipliné et corps libre. Et le dossier permet aussi de saisir ce qu’il en est des corps des élèves albinos dans les écoles d’Afrique post-coloniale.
Si le corps embarrasse bien souvent l’école classique, qu’elle soit religieuse ou non, on découvre dans le dossier que l’incarnation de l’enseignement apprentissage permet de faire bouger utilement les lignes, pour les élèves comme pour celles et ceux qui encadrent ces apprentissages. On ne reviendra pas sur ce que nous avons déjà dit de l’Allemagne ou du Canada, mais on s’attardera sur quelques exemples qui montrent que donner sa place et son rôle aux corps dans les enseignements et apprentissages est source de progrès. Cela passe certes par des progrès lents, patients, dans la pratique professionnelle, comme on peut l’observer en Inde ou en Bulgarie : déconstruire les représentations qui structurent la pratique professionnelle prend du temps. Mais il est intéressant de voir comment les articles venus d’Australie et du Brésil ont en commun de redonner aux corps une place qu’ils avaient depuis longtemps dans la culture des peuples premiers ou dans la culture afro-brésilienne. Fonder l’apprentissage créatif sur le corps, penser un corps apprenant, en Australie, ou substituer au corps discipliné, voire absent, hérité de la colonisation, un corps fort et souple qui, par la pratique de la capoeira, se réapproprie la culture afro-brésilienne de manière collective et communautaire, donnent à ceux qui expérimentent ces apprentissages incarnés le sentiment de se sentir bien à l’école parce qu’ils s’y retrouvent vraiment et pleinement : ils ne sont plus passagers clandestins d’une école qui ignore ce qu’ils sont. Une belle leçon pour celles et ceux qui pensent en France que l’école n’a pas à se soucier de cela, puisqu’elle n’a pas affaire à des enfants particuliers, mais à des élèves qui laissent leurs identités particulières sur le seuil avant de pénétrer dans le « sanctuaire » scolaire.
Dans leur introduction, les trois coordonnatrices et coordonnateur du dossier[2] proposent des axes de lecture féconds du dossier et mettent l’accent sur les zones d’ombre de ce dossier pourtant si riche et varié : la sexualité et les transformations qui en découlent, souvent occultées dans l’espace scolaire, y figurent peu. Heureusement, cette question n’est pas absente de ce numéro de la Revue, puisqu’une note de lecture est consacrée à Pour une éducation sentimentale et affective, de la petite enfance à l’ensuite[3]. Les tensions qu’on a connues en France à propos du programme de l’EVARS[4] mis en œuvre à la rentrée 2025 sont encore présentes à nos mémoires pour nous rappeler qu’aujourd’hui encore, dans le débat public, les corps et l’école ne font pas aisément bon ménage. C’est que, comme le soulignent Nathalie Sinclair et Antoine Lachance, auteurs de l’article canadien, « ce qui est ou devient sensible a une portée politique ».
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[1] 99 | novembre 2025 Les corps à l’école
Voir aussi le podcast :
Episode 12 - Les corps à l'école (RIES n°99) | L'éducation, ici et ailleurs
[2] Séverine Parayre, Maroussia Raveaud et Yannick Tenne
[3] Houria Medas et Jérémy Ianni (dir.), Editions du Cygne, 2024
[4] https://www.education.gouv.fr/bo/2025/Hebdo6/MENE2503064A