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Billet de blog 19 mai 2012

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« Refonder l’école de la République » : quels discours fondateurs ?

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 Le nouveau ministre de l’éducation nationale a plusieurs fois exprimé la volonté de mettre en oeuvre l’engagement du président de la République de refonder l’école. L’hommage rendu par ce dernier à Jules Ferry le jour de son investiture se voulait un symbole de cette volonté. Dans un précédent billet, on a insisté, par delà le caractère controversé de l’action politique Jules Ferry, sur sa conception initiale de l’école républicaine[1].

On voudrait aujourd’hui[2] s’appuyer d’abord sur un de ses principaux collaborateurs, Ferdinand Buisson, à qui l’actuel ministre a consacré un ouvrage de référence[3] et dont le Dictionnaire de pédagogie (1882-1911) condense son enseignement de science de l’éducation à la Sorbonne. Fondateur de la Ligue des droits de l’homme, défenseur de la laïcité de l’Etat, de l’enseignement professionnel, du droit de votre des femmes, il reçut le prix Nobel de la paix 1927.

Dans un article publié le 17 septembre 1910 dans le Manuel général de l’instruction primaire, périodique pédagogique du ministère de l’instruction publique, repris dans Education et République[4],Ferdinand Buisson résume parfaitement le besoin de refondation continue de l’école républicaine :

« Est-ce fini ? Jamais. Demain découvrira les lacunes d’hier. »

Qu’observe-t-il au début du siècle dernier, faisant retour sur  un peu plus d’un siècle d’école républicaine ?

« Une démocratie vient de naître : elle ouvre aussitôt la petite école primaire, simple, fruste, brève, rudimentaire. Laissez passer une ou deux générations : on a honte de cette installation primitive. On bâtit de vraies maisons d’écoles, des « palais scolaires ». On prolonge la scolarité. On la rend gratuite. On la rend obligatoire. On enrichit le matériel d’enseignement. On illustre les livres.

A peine ces résultats admirables obtenus, on s’avise qu’ils sont bien peu de choses. Et l’on se met à rechercher si l’école ne pourrait pas contribuer puissamment à l’éducation physique, disent les uns, à l’éducation morale, à l’éducation civique, à l’éducation professionnelle, réclament les autres. On lui demande de devenir un instrument d’amélioration de la société par l’enfance, (…) de prendre l’aspect d’une sorte de famille au second degré où l’enfant apprend à vivre socialement.

Quelques années encore, et la conscience publique, devenue plus exigeante, s’aperçoit qu’il y a des pauvres : elle ne veut plus que leurs enfants héritent et souffrent de l’inégalité sociale. Alors naissent les caisses des écoles, les cantines, les soupes scolaires, les colonies de vacances, la classe en plein air, mille délicates interventions de solidarité enfantine , de mutualité, d’assistance, de prévoyance, de protection, de relèvement (…)

On veut que de l’école ainsi continuée jusqu’à la fin de l’adolescence, tout individu sorte à l’état d’être normal, armé pour la vie, esprit sain dans un corps sain, pouvant et voulant se suffire, connaissant ses droits et ses devoirs d’homme, de citoyen, de soldat, de travailleur, de producteur

Ce mouvement d’approfondissement et d’élargissement de l’école n’est pas un mouvement rectiligne. Quand Ferdinand Buisson, comme Jules Ferry, exprime le devoir de l’école de lutter contre l’inégalité sociale, d’autres ont au contraire veillé, avant eux, à ce que l’école conserve intact l’ordre social existant. Parmi les tenants de cette conception restrictive, conservatrice socialement, de l’école, on peut citer Guizot, ardent défenseur d’un ordre scolaire calqué sur l’ordre social. Il distingue une école primaire destinée aux enfants des classes populaires « sujets de l’Etat » et un enseignement secondaire masculin ouvert aux enfants de notables, « hommes qui sont destinés à avoir du loisir et de l’aisance, ou qui embrassent des professions libres d’un ordre plus relevé[5]

Un des tenants les plus emblématiques de cette conception inégalitaire de l’école est sans doute le sénateur Destutt de Tracy, ancien membre de la commission de l’instruction publique du Directoire, auteur d’un projet d’organisation de l’école qu’il introduit ainsi :

« Les hommes de la classe ouvrière ont bientôt besoin du travail de leurs enfants ; et les enfants eux-mêmes ont besoin de prendre (…) l’habitude et les moeurs du travail pénible auquel ils se destinent. Ils ne peuvent donc pas languir longtemps dans les écoles (…)

Ceux de la classe savante, au contraire, peuvent donner plus de temps à leurs études : et il faut nécessairement qu’ile en donnent davantage, car ils ont plus de choses à apprendre pour remplir leur destination (…)

Voilà des choses qui ne dépendent d’aucune volonté humaine ; elles dérivent nécessairement de la nature même des hommes et des sociétés : il n’est au pouvoir de personne de les changer.

Concluons donc que dans tout état bien administré et où l’on donne une attention suffisante aux citoyens, il doit y avoir deux systèmes complets d’instruction qui m’ont rien de commun l’un avec l’autre (…)[6] »

Il n’est sans doute pas inutile de relire ces argumentations sans fard du début du 19e siècle, qui éclairent d’un jour révélateur les débats actuels sur l’école du socle commun et le collège unique.

Mais on ne saurait terminer ce tour rapide des discours fondateurs sans se référer à Condorcet et à son projet d’instruction publique de 1792 :

« Nous avons pensé que dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin devait être de rendre, d’un côté, l’éducation aussi égale, aussi universelle ; de l’autre, aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre ; qu’il fallait donner à tous également, l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion de citoyens l’instruction plus élevée qu’il est impossible de faire partager à la masse entière des individus (…)

Il importe à la postérité publique de donner aux enfants des classes pauvres qui sont les plus nombreuses, la possibilité de développer leurs talents : c’est un moyen de diminuer cette inégalité, qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer[7]


[1] http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-pierre-veran/150512/jules-ferry-quel-message-pour-l-ecole-d-aujourd-hui?

[2] Les extraits de textes figurant dans ce billet sont cités dans la somme remarquable consacrée à deux siècles de politique scolaire par Jean–Michel Chapoulié : CHAPOULIE, Jean-Michel, L’Ecole d’Etat conquiert la France, Presses universitaires de Rennes, 2010

[3]PEILLON, Vincent, Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Le Seuil, Paris, 2010

[4] Choix de 111 textes, effectué par Pierre Hayat, de BUISSON, Ferdinand, Education et république, Paris, Kimé, 2003

[5] GUIZOT, François, essai sur l’histoire et l’état actuel de l’instruction publique en France, Paris, Maradan, 1816

[6] DESTUTT DE TRACY, Observation sur le système d’instruction publique, Paris, Panckoucke, an IX (1800)

[7] CONDORCET, Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, 1792

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