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Billet de blog 19 septembre 2022

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L’école, le capitalisme et les savoirs : comment échapper au piège immobiliste ?

On accorde peu à peu plus d’importance aux compétences sociales et comportementales dans l’école française. Faut-il y voir une adaptation dangereuse de l’école à l’entreprise ou, au contraire, un levier pour réduire l’injustice scolaire ?

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Les ouvrages, travaux et articles consacrés aux liens entre l’école et le système économique dominant ne manquent pas : si Freinet estimait en 1924 que « l’école est fille et servante du capitalisme[1]», Christian Baudelot et Roger Establet publient L'école capitaliste en France en 1972[2] et  Francis Vergne, Guy Dreux, Pierre Clément, Christian Laval, en 2011,  La nouvelle école capitaliste[3]. Un article récent du Monde, titré « "L’élève sera le client " : aux Etats-Unis, l’école selon Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et Elon Musk » nous en rappelle l’actualité[4].

Dans Libération aujourd’hui, un article de Clémence Mary, intitulé « A l’école, être ou ne pas être soi-même[5] », examine, à partir des résultats d’enquêtes internationales témoignant du mal-être des élèves français plus fort que celui des élèves d’autres pays, la tendance à donner place désormais, dans les apprentissages scolaires à des compétences douces (soft skills). Là encore, l’école française serait à la traîne, les compétences sociales et comportementales y étant moins travaillées qu’aux Etats-Unis ou au Canada. De ce fait, l’estime de soi qui peut être un facteur de réussite contre l’autocensure et les inégalités sociales, fait défaut aux élèves qui n’en ont pas hérité familialement. Renforcer le travail en petit groupe, favoriser l’expression de soi qui vise l’autonomie, voici quelques pistes rappelées par l’article, qui ne s’embarrasse pas de distinguer les formes de travail de groupe. On a observé depuis longtemps en effet, avec Philippe Meirieu, qu’il ne suffit pas de mettre quelques élèves autour d’une table pour qu’ils apprennent mieux et plus : le plus souvent, dans ce cas, chacun choisit un rôle : celui de leader, celui d’exécutant, celui d’indifférent, celui  d’opposant. Pour que les élèves apprennent individuellement et collectivement, il faut organiser entre eux une activité coopérative où chacun apprend aux autre et apprend d’eux, comme l’a montré notamment Sylvain Connac.

Alors, il peut être tentant de réduire ces modalités pédagogiques, inspirées notamment par Maria Montessori, à ce qu’en donne à voir la Bezos Academy qui a ouvert ainsi aux Etats-Unis cinq écoles maternelles depuis 2019 avec le fonds philanthropique du fondateur d’Amazon : « Nous utiliserons les mêmes principes qu’Amazon, notamment une vraie obsession du client. L’élève sera le client », avait théorisé M. Bezos en annonçant le projet, rappelle l’article du Monde

Mais il importe de souligner que la mise en œuvre du travail coopératif à l’école en France ne doit rien au grand capital, mais beaucoup à des pédagogues révolutionnaires, comme Célestin Freinet, qui, dans le même article de 1924, dénonçait l’école bourgeoise et son « capitalisme de culture » en citant Ibsen : « La faute capitale de notre éducation actuelle, comme dit un personnage d'Ibsen, est d'avoir mis tout le poids sur ce qu'on sait, au lieu de le mettre sur ce qu'on est ; aussi voyons-nous à quoi cela aboutit. Nous le voyons par l'exemple de centaines d'hommes capables qui manquent d'équilibre et se montrent tout autres dans leurs sentiments et leurs dispositions que dans leurs actes. » 

Si l’on garde cela présent à l’esprit, on perçoit nettement combien l’école, en négligeant l’appropriation des soft skills, laisse jouer à fond les inégalités de capital culturel et social, car ces compétences font partie de l’héritage d’une « enfance de classe » favorisée sur la plan du capital social et culturel, comme le montrent les recherches de Bernard Lahire et de son équipe. Comme le dit Amélia Legavre dans un propos rapporté par la journaliste de Libération, « les élèves issus des classe supérieures ont acquis ces compétences à la maison, où leur avis est davantage pris et compris (…) Ils savent jongler entre expressions personnelles contrôlées et attentes scolaires ». Faudrait-il laisser ces compétences socialement, professionnellement et personnellement utiles hors de portée des élèves issus des classes populaires ?

Cultiver explicitement à l’école ces compétences, est-ce donc un objectif de démocratisation de l’accès à ces compétences sociales et comportementales, ou le projet de « former des gens adaptés à l’entreprise, souples, comme si l’école devait se transformer en incubateur de leaders », selon les propos rapportés de Bernard Lahire ?

Selon la journaliste, pour lui, le débat est tranché par la question suivante : « plutôt que d’adapter l’école à l’entreprise en rajoutant une couche d’évaluation informelle, pourquoi ne pas s’en tenir aux compétences disciplinaires ? »

On pourrait être tenté d'y répondre positivement si, d’une part, les compétences sociales et comportementales ne jouaient aucun rôle dans la scolarité (qu’on songe seulement à la part du comportement dans l’appréciation des élèves et leur réussite ou leur échec) et si, d’autre part, les compétences disciplinaires étaient elles-mêmes indépendantes des inégalités de capital social et culturel, et leur apprentissage égal entre tous les élèves. Or, on ne le sait que trop, notre pays est celui où les résultats scolaires sont les plus étroitement liés à l’origine sociale des élèves, alors que, justement, les compétence sociales et comportementales tiennent encore une place très marginale dans les apprentissages explicites. Tout se passerait donc comme si, compte tenu de la dégradation des acquis des élèves, de leur mal-être, et de celui des professionnels qui les accompagnent dans leurs apprentissages, il ne fallait surtout rien changer au modèle exclusif des formations disciplinaires.

Il importerait d’avoir la même lucidité, qu’on applique à la mainmise sur la formation scolaire par les GAFAM, à l’égard de notre modèle de formation sédimenté autour de disciplines scolaires dont on ne questionne jamais ni le choix (pourquoi ni écologie, ni anthropologie, ni médecine, ni droit ni philosophie dans l’enseignement scolaire commun à tous ?), ni la hiérarchie traduite en capital horaire d’enseignement, ni l’organisation en tuyaux d’orgues, ni « l’infime importance accordée à la formation de l’homme »  observée par Freinet qui notait que, dans l’école bourgeoise, « on ne fera pas ou presque pas d'éducation».

Considérer l’école comme une entreprise d’éducation et de culture, c’est donc prendre le contrepied d’une école capitaliste qui s’en tient à distribuer inégalement une instruction en fonction des besoins différenciés de l’élite dirigeante ou de la masse employable.

Si l’on veut rompre le cercle vicieux de l’école injuste, il vaudrait mieux ne pas « s’en tenir aux compétences disciplinaires ».

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[1] Célestin Freinet, Revue CLARTÉ, n°60 du 1 juin 1924, pages 263 et 264

https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/51848

[2] Christian Baudelot et Roger Establet, L'école capitaliste en France, Maspero,1972

[3] Pierre Clément, Guy Dreux, Christian Laval, Francis Vergne, La nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2011

[4] https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/09/17/l-eleve-sera-le-client-aux-etats-unis-l-ecole-selon-jeff-bezos-mark-zuckerberg-et-elon-musk_6142005_3234.html

[5] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/a-lecole-etre-ou-ne-pas-etre-soi-meme-20220919_FDUY3KNHK5CY7EG3NCAR5DGFSY/

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